Faut-il y croire ?

Encore marginal, le label éthique n’en rencontre pas moins un succès croissant auprès des consommateurs, des grandes marques et des géants de la distribution. Enquête.

Publié le 9 mai 2005 Lecture : 6 minutes.

On connaissait le café, le cacao, le riz ou la banane équitables. Voilà la Veja. Produites au Brésil par des petites coopératives paysannes, ces nouvelles baskets au look vintage sont labellisées équitables et biologiques. Comme beaucoup de vêtements au goût éthique, elles font fureur dans les milieux branchés de la capitale française. Phénomène de mode ou nouvelle forme de résistance face à la mondialisation libérale ?
Le commerce équitable vise à donner accès au marché à des petits producteurs défavorisés exclus des grands circuits commerciaux. Né dans les années 1960 dans des boutiques spécialisées en Angleterre et aux Pays-Bas, il s’est développé avec la création, en 1986, du label de certification Max Havelaar (du nom du héros d’un roman publié en 1860 par un auteur néerlandais et dénonçant l’oppression des planteurs de café en Indonésie), fondé par Frans Van der Hoff, un prêtre-ouvrier néerlandais installé au Mexique, et son compatriote Nico Roozen. Il répond à des critères précis, définis par la Fédération internationale des organisations de labellisation (Fairtrade Labelling Organizations, Flo), qui réunit dix-neuf associations comme Max Havelaar et Transfair. Le commerce équitable assure aux petits producteurs un revenu décent, un prix minimal garanti, ainsi qu’une amélioration de leurs conditions de travail et de vie : respect des droits de l’homme et de l’environnement, appui aux organisations de producteurs, préfinancement des récoltes, primes au développement pour des investissements communautaires (écoles, routes, forages…). Le consommateur bénéficie, quant à lui, d’une garantie sur l’origine équitable des produits (des contrôles réguliers sont effectués par des inspecteurs de Flo auprès des producteurs ainsi que des importateurs, des exportateurs et des distributeurs). D’autres labels, par exemple Bio Équitable, créé en 2004 par plusieurs sociétés dont le chocolatier français Cémoi, ou encore Rainforest Alliance, essentiellement attaché à la protection de l’environnement (il labellise des cafés Lavazza, par exemple), n’ont pas les mêmes exigences que Flo en matière d’appui aux petits producteurs. Ce n’est donc pas du « commerce équitable » à proprement parler. C’est pourquoi les pouvoirs publics français, mais aussi européens, planchent actuellement sur l’élaboration d’une norme commune qui permettrait de clarifier la situation.
En attendant, le secteur progresse. Certes, il ne représente encore que 0,02 % du commerce mondial. Mais l’arrivée des produits dans les rayonnages de la grande distribution depuis le début de la décennie a dopé la croissance : le chiffre d’affaires est passé de 238 millions d’euros en 2001 à 900 millions en 2004. Au Royaume-Uni, 18 % du café torréfié vendu est équitable. En Suisse, le marché européen le plus porteur, 50 % des bananes consommées sont équitables. Et, depuis 2004, on trouve aussi des produits équitables dans les pays du Sud : aujourd’hui dans les supermarchés mexicains, demain au Brésil, en Inde et au Costa Rica.
Sur le terrain, environ 1 million de petits cultivateurs du Sud produisent « équitable ». Cela leur a rapporté, en moyenne, 70 euros de plus en 2004, soit environ 6 euros par mois et par cultivateur. Des chiffres qui peuvent sembler dérisoires, mais, comme le souligne Tristan Lecomte, fondateur de la marque Alter Eco, « les producteurs avec lesquels nous travaillons gagnent en moyenne entre 50 et 150 euros par an avant de se lancer dans l’équitable ». Gagner 70 euros de plus par an, cela représente, pour les plus pauvres d’entre eux, plus du double de leur salaire précédent. Ainsi, au Mali, au Sénégal, au Cameroun et bientôt au Burkina, où des filières de coton équitable ont été lancées fin 2003 par Max Havelaar, la société cotonnière Dagris et le ministère français des Affaires étrangères, le commerce équitable permet de doubler le prix d’achat au producteur. « Pour nous, le commerce équitable c’est une bouffée d’oxygène ! s’exclame Soloba Mady Keïta, producteur malien et président du Syndicat des paysans du cercle de Kita (SPCK). La Compagnie malienne de développement des textiles (CMDT) nous donnera cette année entre 160 et 175 F CFA pour le kilo de coton-graine ; le commerce équitable, près de 300 F CFA. Grâce à cet argent, nous avons déjà pu construire trois salles de classe et un forage. »
Le commerce équitable a également un impact sur le renforcement des organisations de producteurs, même s’il n’est pas quantifiable. « Ce n’est pas de l’assistanat, mais du développement, insiste Victor Ferreira, directeur de Max Havelaar France. La labellisation n’est pas une fin en soi. Nous disposons d’un réseau d’experts sur le terrain qui forment les producteurs, les conseillent, les aident à respecter le cahier des charges, à améliorer la qualité. L’objectif n’est pas que ces producteurs deviennent dépendants de l’équitable, mais plutôt qu’ils soient mieux armés pour se défendre sur le marché conventionnel. »
C’est pourquoi, selon lui, le commerce équitable peut et doit passer par la grande distribution pour se développer. Faut-il pour autant le regretter et dénoncer un « pacte avec le diable » ? « Tout le monde connaît les pratiques de la grande distribution. Mais, à partir de là, qu’est-ce qu’on fait ? rétorque Tristan Lecomte. Moi, je n’ai pas trouvé d’autre solution. Alter Eco réalise 5 millions d’euros de chiffre d’affaires et permet à des centaines de producteurs de mieux vivre. Là est l’essentiel. Bien sûr, certains distributeurs se servent du commerce équitable pour redorer leur image. Mais les consommateurs ne sont pas naïfs. Et puis, nous aussi nous profitons de la force de frappe de la grande distribution pour écouler nos produits. »
Les distributeurs ne sont pas les seuls à s’intéresser au commerce équitable. Que penser du géant américain Procter & Gamble, qui, en 2004, a lancé discrètement sous sa marque Millstone du café équitable ? Ou de Nestlé, qui s’apprête à l’imiter ? Jean-Pierre Boris, journaliste économique à Radio France internationale (RFI), met en évidence, dans son dernier livre, Commerce inéquitable, ce type de paradoxe et prend l’exemple de Cémoi, qui, depuis 2004, propose des tablettes de chocolat « Bio Équitable » en provenance d’Équateur : « S’ils [les dirigeants de Cémoi] achetaient 800 tonnes de cacao à un prix équitable, c’est parce qu’ils en prenaient 40 000 au prix du marché en Côte d’Ivoire. Autrement dit, l’opération équatorienne de Cémoi, pour sympathique, pour utile qu’elle soit à quelques dizaines de cultivateurs équatoriens, servait avant tout la publicité et l’image de la société française. » Faut-il en conclure comme le journaliste que le commerce équitable est « une véritable escroquerie intellectuelle » ? Qu’il est condamné à rester insignifiant dans un monde dominé par la course aux prix les plus bas ? « Hier, les cafés Malongo produisaient environ 2 % de café équitable, aujourd’hui ils en produisent plus de 20 %, indique Victor Ferreira. Quant aux grandes sociétés agroalimentaires, si nous pouvons contribuer, ne serait-ce que de façon minime, à changer leurs pratiques, pourquoi pas ? » « Le commerce équitable ne sera durable que si les distributeurs vendent, à terme, avec des marges identiques à celles qu’ils gagnent sur les produits conventionnels », plaide, pour sa part, Tristan Lecomte. Pour lui, il ne fait aucun doute qu’au bout de quelques années, une fois les filières devenues matures, les produits équitables peuvent être vendus au même prix, voire 1 % ou 2 % moins cher que les produits conventionnels. « Il suffit de supprimer des intermédiaires et surtout de rogner sur les frais marketing et publicité, assure-t-il. Nous sommes environ 10 % plus chers que les autres, mais cela tient surtout au fait que nos volumes sont encore faibles. Dès l’année prochaine, nous allons réduire nos prix sur certains produits. » Si la valeur éthique des produits équitables est un atout important pour attirer et fidéliser les consommateurs, ces produits peuvent-ils pour autant se passer de campagnes de publicité massives ?
Quant à ceux qui reprochent aux acteurs du commerce équitable, et particulièrement aux « certificateurs » comme Max Havelaar, de vivre sur le dos des petits producteurs, leurs critiques ne tiennent pas la route. Bien sûr, Max Havelaar vit, en partie, de la certification. Pour l’antenne française, sur les 3 millions d’euros de budget annuel de l’association, 2 millions proviennent des redevances (1,5 % du prix public des produits) et le reste des subventions du ministère français des Affaires étrangères et de l’Union européenne. Mais l’association demeure à but non lucratif. Alors que les cours mondiaux des matières premières agricoles ne cessent de dégringoler depuis trente ans, il est urgent d’élaborer dans les années à venir des mesures globales pour soutenir les agricultures du Sud. Le commerce équitable n’a pas la prétention de régler tous les problèmes de la planète. Il est une initiative parmi d’autres qui se veut pragmatique et qui a pour mérite de mettre à la portée de chacun, c’est-à-dire des consommateurs, la possibilité d’oeuvrer à un monde plus solidaire.

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