Changement d’ère

Considéré comme un modèle en Afrique, le pays est sur le point de sortir de la catégorie des « sous-développés ».

Publié le 10 mai 2005 Lecture : 8 minutes.

Trente ans après son indépendance, proclamée le 5 juillet 1975, le Cap-Vert est un pays transformé. Archipel de dix îles battues par le vent et les vagues de l’Atlantique, à 500 kilomètres des côtes sénégalaises (et du fameux cap Vert dont les îles portent le nom), le pays possède le troisième indice de développement humain du continent africain, derrière Maurice et la Tunisie. Le visiteur qui pense mettre le pied en Afrique sera surpris. À l’exception de la couleur de la peau des habitants – une palette qui va du marron foncé au blanc diaphane – et des rythmes musicaux inspirés du Brésil et de l’Afrique, le continent semble bien loin. La preuve ? Les routes principales sont en bon état, les avions décollent à l’heure, les automobilistes portent leur ceinture de sécurité, les chauffeurs de taxi savent lire et écrire et possèdent même des carnets de reçus. La presse est libre et de bonne qualité, le téléphone est partout (pas un village de plus de 100 habitants qui ne soit pas raccordé au réseau), l’Internet à haut débit (ADSL) est généralisé. Dans les ministères, les secrétaires parlent anglais, et l’égalité homme-femme est réelle, tant dans l’éducation que dans la vie professionnelle. Bref, les indicateurs sociaux sont tous au vert : la scolarisation est universelle dans le primaire, et le taux d’analphabétisme, qui frappait 75 % de la population en 1975, a chuté à 23 % en 2004, l’espérance de vie à la naissance est de 70 ans, et 77 % de la population a accès à l’eau potable, contre à peine 20 % au moment de l’indépendance.
Pourtant, le pays revient de loin. Il a d’abord été un haut lieu du commerce triangulaire des esclaves. L’île de Santiago, où se situe la capitale Praia, était inhabitée lorsqu’elle fut découverte par des navigateurs portugais et génois au XVe siècle. La colonisation favorisa ensuite le métissage. L’insularité du pays fit le reste, donnant naissance à une culture singulière et riche. Si chaque île a ses particularités, le sentiment d’appartenir à une même patrie prédomine. Et, contrairement aux idées reçues, les Cap-Verdiens, s’ils aiment la fête et la musique – les enfants apprennent à jouer d’un instrument dès leur plus jeune âge -, sont plutôt des gens réservés. Ils s’expriment souvent avec une certaine gravité, née de leur confrontation quotidienne à un environnement hostile. Le pays, rocailleux et dénué de ressources en eau, a connu des sécheresses et des famines effroyables. À plusieurs reprises au cours des XVIIIe et XIXe siècles puis, de nouveau, au début du XXe siècle, lorsque plus de 83 000 personnes moururent d’inanition, et pour la dernière fois au début des années 1950. Poussés par la faim, les Capverdiens commencèrent à émigrer en masse. Beaucoup partirent comme marins à bord des baleinières américaines au XVIIIe siècle, puis s’installèrent aux États-Unis. Plus tard, ils se fixèrent sur les côtes occidentales africaines, surtout en Guinée, au Sénégal, à São Tomé et en Angola. Leur exode vers l’Europe, vers les Pays-Bas puis le Portugal, l’Italie et la France, est plus récent. Il remonte aux années 1950. Aujourd’hui, on estime à près de 700 000 personnes la diaspora cap-verdienne (dont une majorité aux États-Unis et au Portugal).
Insulaire, le Cap-Vert a toujours misé sur ses liens avec l’étranger. Lors de la guerre froide, il a réussi à s’assurer le soutien de la Chine et de la Russie, mais aussi des États-Unis, un pays avec lequel il conserve à ce jour des liens stratégiques forts. L’Oncle Sam porte de plus en plus d’intérêt à ce petit pays stable et démocratique, situé à proximité du golfe de Guinée et de ses richesses pétrolières. La Chine reste également une puissance incontournable. L’empire du Milieu a une coopération importante avec l’archipel, comme avec le reste du continent africain. Les Chinois construisent par exemple le premier barrage de l’archipel (sur l’île de Santiago) qui sera mis en eau en 2006, s’intéressent de près aux opportunités d’investissement dans le secteur productif et sont très présents dans le petit commerce. Au cours des cinq dernières années, plusieurs dizaines de boutiques chinoises ont fleuri dans les centres-villes de Praia et de Mindelo.
En outre, malgré sa petite taille, le Cap-Vert a joué un rôle de médiateur non négligeable dans plusieurs conflits internationaux, le dernier en date étant la crise de 1998 en Guinée-Bissau. « Un petit pays comme le nôtre qui ne saurait se rendre utile ne servirait à rien », déclarait le président Pires, alors Premier ministre, au quotidien français Le Monde en 1990. Aujourd’hui, le Cap-Vert entretient des liens forts avec les autres pays lusophones regroupés au sein de la Communauté des pays de langue portugaise (CPLP) : São Tomé e Príncipe, la Guinée-Bissau, le Mozambique, l’Angola, le Timor oriental, le Portugal et le Brésil. En juillet 2004, le président brésilien Luiz Inácio Lula da Silva s’est d’ailleurs rendu dans l’archipel pour conclure plusieurs accords de coopération dans le domaine de la lutte contre le sida et de la formation professionnelle. Quant au Portugal, qui conserve la mainmise sur de nombreux secteurs de l’économie cap-verdienne (notamment la banque, l’eau et l’électricité et les télécoms), il est aussi un passage obligé vers l’Europe. Mais le Cap-Vert est aussi africain, même si les liens avec le continent étaient certainement plus forts pour les militants de l’indépendance – ces derniers ayant évolué dans le milieu tiers-mondiste des années 1960-1970 – que pour les jeunes d’aujourd’hui, davantage sensibles à la culture américaine. Reste que l’archipel est membre de la Cedeao et, depuis 1996, de la Francophonie.
Autant de manifestations qui signent une diplomatie active et un parcours intéressant pour un pays si jeune. Et qui contribuent à renforcer l’économie. Car au moment de l’indépendance, en 1975, l’ancienne colonie portugaise était en piteux état : campagnes délaissées, population pauvre et largement illettrée, infrastructures quasi inexistantes, émigration massive… La nouvelle république gouvernée par Aristides Maria Pereira, camarade de lutte d’Amilcar Cabral, assassiné à Conakry en 1973, impose un régime d’obédience marxiste, dirigé par un parti unique : le Parti africain pour l’indépendance du Cap-Vert (PAICV, né de l’éclatement du Parti africain de l’indépendance de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert, le PAIGC, après le coup d’État de 1980 en Guinée-Bissau). En 1990, le pouvoir ne résistera guère à la pression populaire en faveur du multipartisme. La transition s’effectue de manière pacifique et les premières élections multipartites ont lieu en janvier 1991. Le Mouvement pour la démocratie (MPD) remporte la présidentielle et les législatives. La nouvelle Constitution, adoptée en 1992, consacre un régime parlementaire. Reconduit en 1995, le MPD reste au pouvoir jusqu’en 2001, où le peuple vote le retour au pouvoir de l’ancien parti unique, le PAICV, en portant Pedro Pires à la présidence et José Maria Neves au poste de Premier ministre. Ces élections consacrent la première véritable alternance démocratique depuis l’indépendance et ont certainement permis de renforcer la maturité des acteurs politiques : le PAICV a vécu sa première expérience de gouvernement démocratique, tandis que le MPD a découvert le travail de l’opposition.
Aujourd’hui, le parti d’Amilcar Cabral, modernisé et transformé, possède 40 sièges à l’Assemblée sur 72 (66 députés sont élus localement et 6 sont élus par la diaspora), contre 30 pour le MPD, principal parti d’opposition. Deux autres partis représentés à l’Assemblée ne disposent que d’un siège chacun. Le PAICV a troqué son idéologie d’extrême gauche contre une politique sociale-démocrate, poursuivant les réformes de libéralisation économique entreprises par le MPD. Aujourd’hui, l’État ne possède plus que quelques entreprises en voie de privatisation (voir pages 62-63). Accusés par certains milieux intellectuels d’avoir trahi son héritage socialiste, il se défend en disant qu’il a toujours mené une politique « pragmatique ». « Nous n’avons jamais cessé de mettre l’accent sur les politiques sociales. Nos systèmes d’éducation et de santé sont parmi les meilleurs d’Afrique. Mais la croissance économique et le développement du secteur privé sont indispensables pour un développement durable et pour réduire notre dépendance à l’aide extérieure », explique Mario Matos, le secrétaire général du PAICV.
Un discours que ne peut contester l’opposition, qui, au contraire, reproche au gouvernement de ne pas avoir fait suffisamment pour l’emploi et « d’avoir traîné dans la mise en oeuvre des réformes économiques, notamment des privatisations », comme le souligne Rui Figueiredo, député du MPD et ancien ministre des Affaires étrangères. À l’approche de la prochaine élection présidentielle, en février 2006, le MPD aiguise ses armes, fort de ses bons résultats aux dernières élections municipales de 2004. Il a remporté 11 des 17 municipalités dont Mindelo, la deuxième ville du pays, située sur l’île de São Vicente. Le PAICV a toutefois conservé la capitale Praia.
Mais si la démocratie cap-verdienne est aujourd’hui l’une des plus stables du continent, elle n’en est pas moins confrontée à nombre de défis. Selon une enquête datant de 2002, 37 % des Cap-Verdiens sont pauvres, 20 % très pauvres, et le chômage touche environ 25 % de la population, surtout les jeunes (les moins de 25 ans représentent 65 % de la population) et les femmes. L’accroissement de la population (+ 2,6 % par an) et l’exode rural aggravent le phénomène. À Praia, le nombre d’habitants a doublé en dix ans pour atteindre 110 000 personnes, ce qui pose de graves problèmes de logement. Loin des jolies ruelles pavées du centre-ville, certains quartiers ressemblent de plus en plus à des bidonvilles.
Dans ces conditions, certaines formes de criminalité se développent : petite délinquance, trafic de drogue. L’ouverture du pays, la multiplication des vols directs avec l’étranger, notamment avec le Brésil et l’Europe, ont fait de l’archipel un point de passage pour les trafiquants. La plus grosse prise remonte à 2004, lorsque des Ukrainiens et des Espagnols furent interpellés en possession de 700 kg de cocaïne. Reste que les autorités manquent de moyens pour lutter. Les forces de police ne sont pas suffisamment nombreuses, équipées et formées. Sur l’île de Sal, par exemple, la police maritime ne compte que deux agents ! « Il y a eu trop d’inaction par le passé, souligne Christina Fontes, la ministre de la Justice. Mais, depuis le début de l’année, nous avons restructuré les forces armées et policières, augmenté les effectifs de la police judiciaire de plus de 50 % et adopté un nouveau code pénal. L’Assemblée a voté une loi sur la sécurité nationale en février. Et la sécurité dans les aéroports a été renforcée avec l’aide des États-Unis ; prochainement, nous allons aussi accroître les moyens de surveillance dans les ports. »
Pays ouvert et accueillant, l’archipel n’attire pas que les narcotrafiquants. Ils sont de plus en plus nombreux, Africains de la côte, à venir y chercher fortune. Selon les règles de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), dont le Cap-Vert est membre, les ressortissants de la communauté peuvent circuler librement et demeurer dans un pays membre pour une durée de trois mois sans visa. Ainsi, de nombreux Bissauguinéens travaillent comme ouvriers dans le bâtiment, tandis que les Sénégalais sont plus nombreux à vivre du commerce de rue. Le Cap-Vert, jusqu’ici pays d’émigration, se transforme en terre d’accueil. Compte tenu de l’ampleur du phénomène, le gouvernement a décidé, fin mars, de restructurer ses services d’immigration et de geler l’attribution des cartes de séjour aux étrangers. Un problème très délicat vue l’importance de la diaspora (environ 25 000 personnes au Sénégal).

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