Un intellectuel dans la politique

Publié le 6 février 2004 Lecture : 4 minutes.

Ceux qui connaissent les États-Unis savent que ce pays, qui s’est voué à combattre les « idéologies » – nazisme, communisme au XXe siècle, islamisme depuis 2001 – fonctionne en se conformant à des « doctrines ». Depuis James Monroe (1817-1825), chacun de ses présidents, ou presque, en a formulé une et lui a donné son nom.
La « doctrine » de George W. Bush a des contours dangereusement imprécis, comme le prouvent les controverses qu’elle suscite : « Ne pas hésiter à déclencher une guerre préventive contre le terrorisme, contre les États (voyous) qui le favorisent, détiennent des armes de destruction massive (ADM) ou ont l’intention de s’en doter et constituent un « axe du Mal ». »
Dans l’esprit de Bush et des néoconservateurs qui ont élaboré sa « doctrine », les États-Unis ont eu tout juste le temps de souffler après avoir abattu le communisme que lui a succédé un nouvel ennemi, tout aussi redoutable : le terrorisme.
Et ce terrorisme qui a frappé les États-Unis, à New York et à Washington, le 11 septembre 2001, est islamiste.
Islamiste ou musulman ? Y a-t-il une différence, et laquelle ?
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Là, la « doctrine » vacille : sans qu’on sache très bien si c’est par tactique ou le résultat d’une analyse, une partie des dirigeants actuels des États-Unis, qui sont tous de droite, comme on sait, veut bien distinguer l’islam modéré de l’islamisme extrémiste. « Nous respectons l’islam et ne combattons que la minorité d’intégristes qui prétendent l’accaparer, disent-ils. Ceux-ci, et eux seuls, haïssent l’Amérique, s’attaquent à ce qu’elle représente, utilisent le terrorisme aveugle contre elle. »
« Inexact », réplique la partie la plus à droite et la plus activiste des actuels dirigeants américains, appelés « néoconservateurs ». Les plus connus, Paul Wolfowitz, Richard Perle, David Frum, s’expriment dans la presse, publient des livres, invoquent le « patriotisme américain » : « L’Amérique est forte, qu’elle utilise sa force sans demander la permission de personne, qu’elle se fasse craindre et respecter… »
De quel côté est George W. Bush ? Son coeur et son esprit balancent, comme en témoignent ses discours et ses actes, influencés tantôt par les uns, tantôt par les autres.
Pour le faire basculer définitivement dans leur camp, les néoconservateurs ont eu l’idée d’enrôler dans leur croisade un grand universitaire, considéré aux États-Unis, et même dans l’ensemble des pays de langue anglaise, comme le plus grand spécialiste de l’islam : Bernard Lewis, 88 ans.
Ils l’ont présenté à Bush pour qu’il lui dise comment s’y prendre avec l’islam et les musulmans, ont mis ses livres et ses articles entre les mains du président pour qu’il s’en inspire.
Rédigés en toute hâte après le 11 septembre 2001 pour « surfer » sur la vague anti-islamique, les deux derniers, publiés en 2002 et 2003, ont été des succès et ont fait connaître à Bernard Lewis les délices de la célébrité. Ils s’intitulent : What Went Wrong ? (Pourquoi l’islam a raté le train de la modernité ?) ; The Crisis of Islam, Holy War and Unholy Terror (L’islam en crise : guerre sainte et terreur maléfique).

Les musulmans qui ont lu Bernard Lewis ont ressenti ses écrits comme islamophobes et considèrent leur auteur comme un dénigreur de l’islam et des musulmans.
Pour ma part, je respecte l’universitaire et observe que personne ne conteste sa vaste science de l’islam, auquel il a consacré sa vie.
Il est islamophobe, ou l’est devenu, comme d’autres sont judéophobes, contempteurs du christianisme, ou tout bêtement racistes. Cela les regarde, en premier lieu, et l’on pourrait ajouter : tant pis pour eux !
Islamophobe ou non, Bernard Lewis est, à mes yeux, tout simplement un homme de droite, voire d’extrême droite, auquel, à la fin de sa vie, l’actualité donne, hélas ! un rôle.
Cela ne fait problème et ne m’inquiète que parce qu’il est devenu le gourou – et l’alibi – de l’extrême droite américaine qui encadre Bush, l’inspirateur de la politique des États-Unis à l’égard de l’islam, au point que, selon le Wall Street Journal, on appelle désormais cette politique la doctrine Lewis.

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Le même Wall Street Journal précise que l’analyse que fait Bernard Lewis du malaise du monde musulman et l’invasion militaire qu’il conseille pour jeter les bases de la démocratie au Moyen-Orient ont contribué à inspirer le virage le plus spectaculaire qu’ait pris depuis cinquante ans la politique étrangère américaine. L’occupation de l’Irak est une mise en application de « la doctrine Lewis ».

Mais cette « doctrine », que dit-elle ?
Elle dit que « l’Amérique ne doit pas chercher à endiguer, mais à affronter, à vaincre et à transformer ».
– « L’antiaméricanisme des Arabes et des musulmans est le fruit de leurs propres carences, pas celui des erreurs ou de la politique américaines : le 11 septembre vient de là. »
– « Nous ne devons pas nous demander pourquoi ils nous haïssent, mais pourquoi ils ne nous craignent pas et ne nous respectent pas. »
– « L’Amérique n’a que le choix d’être dure, impitoyable ou de quitter la scène du Moyen-Orient : Get Tough or Get Out. »
– « Les musulmans sont humiliés parce que nous, judéo-chrétiens d’Europe et d’Amérique du Nord, les avons dépassés et dominés militairement, économiquement et culturellement. Ils en sont enragés. »
– « On peut changer la culture politique d’un pays par la force ; l’invasion de l’Irak par les États-Unis est nécessaire pour la démocratisation du Moyen-Orient ; celle du Liban par Israël en 1982 avait un sens… »
Sur des sujets historiques annexes, Bernard Lewis se montre, sur sa lancée, tout aussi audacieux :
– « En liquidant 1,5 million d’Arméniens en 1915, les Turcs n’ont pas commis un génocide. C’était le sous-produit d’une guerre. »
– « Les Arabes de Palestine ne peuvent revendiquer un État qui n’a pas existé historiquement avant le mandat britannique. »
Un jour de 2003, le rencontrant dans un cocktail, Henry Kissinger interrogea Bernard Lewis :
– Devons-nous discuter avec les ayatollahs iraniens ?
– Certainement pas, répondit l’ayatollah de Washington.

Pourra-t-on encore dire que les intellectuels n’ont pas d’influence ? Ils en ont une, et néfaste, lorsque, à l’exemple d’un Bernard Lewis au soir de sa vie, ils se laissent griser par le succès et utiliser par les cyniques de la politique…

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