Pour qui votent les généraux ?

Hier encore accusée de manipuler le pouvoir politique, l’armée est aujourd’hui appelée à la rescousse pour garantir la transparence du scrutin présidentiel d’avril. Les militaires, eux, affichent leur volonté de rester neutres.

Publié le 6 février 2004 Lecture : 12 minutes.

A quelques semaines d’une élection déterminante, l’armée algérienne revient sur le devant de la scène. Mais l’a-t-elle jamais quittée ? Une dizaine de personnalités politiques (voir J.A.I. n° 2247), après avoir exprimé leur souhait de la voir rester neutre, exigent aujourd’hui son implication directe dans le scrutin présidentiel, prévu courant avril, pour en garantir la transparence. Aux yeux des initiateurs du « front antifraude », seuls les militaires pourraient faire contrepoids à l’influence du président sur deux institutions déterminantes pour la régularité des élections : l’administration et la justice, coupables de partialité au profit de l’actuel locataire d’el-Mouradia. Pourtant, la plupart des membres du « club des onze » ne sont pas aussi légalistes que cela. Six d’entre eux avaient, dans un communiqué rendu public en mai 2002, demandé aux généraux de renverser, à mi-mandat, le président Bouteflika. Le chef d’état-major, le général Mohamed Lamari, n’avait pas donné suite à cette « doléance », mais il y a fait allusion dans une déclaration à la presse algérienne, le 14 janvier 2004 : « On ne va tout de même pas nous demander d’enlever Bouteflika ! »
Pourquoi une institution que l’on accusait, il n’y a pas si longtemps, d’avoir imposé en 1999 Abdelaziz Bouteflika est-elle redevenue, aux yeux de la classe politique, le garant de la pratique démocratique ? Pourquoi l’oligarchie militaire est-elle accusée de tous les maux, notamment d’avoir pillé l’économie du pays et, surtout, d’avoir commandité des massacres de villageois ? Pourquoi ces fameux généraux sont-ils considérés, depuis quarante ans, comme les détenteurs du « pouvoir réel » ou encore « les décideurs » ? Pourquoi l’armée algérienne n’arrive-t-elle pas à se débarrasser de sa réputation de putschiste, malgré toutes les déclarations de bonnes intentions ? Autant de questions dont la réponse est à chercher dans la formation du système algérien, et ce dès avant l’indépendance du pays, en 1962.
En Algérie, la barrière qui sépare le politique du militaire a toujours été floue. L’Armée de libération nationale (ALN) ne s’est jamais contentée du simple statut de branche militaire du Front de libération nationale (FLN). En 1957, la primauté du militaire sur le politique devient la règle qui survivra à l’indépendance.
Après le départ de la puissance occupante, l’ALN devient l’ANP (Armée nationale populaire), mais, malgré son omnipotence, une polémique agite ses structures : le sort des « officiers de l’armée française ». À la fin des années 1950 et au début des années 1960, une centaine d’élèves officiers d’origine musulmane avaient déserté l’armée coloniale pour grossir les rangs des indépendantistes du FLN. Leur rôle et leur place dans la hiérarchie de la jeune ANP sont au centre d’une controverse. Houari Boumedienne, tout-puissant ministre de la Défense, tranche : « L’Algérie ne peut se permettre de se passer de ses cadres. » Les officiers en question (parmi lesquels Khaled Nezzar, Larbi Belkheir ou encore Mohamed Lamari) sont bien mieux formés que les héros de la guerre de libération, le plus souvent analphabètes.
Le 19 juin 1965, jugeant que les civils sont de piètres gestionnaires, l’armée renverse Ben Bella. Houari Boumedienne lui succède. Le Parlement est dissous, le parti FLN devient une coquille vide, l’instance suprême du pouvoir revenant à un Conseil de la révolution composé essentiellement de militaires. En décembre 1978, le président Boumedienne est emporté par un cancer.
Après quinze ans de gel, un congrès du FLN est convoqué pour organiser la succession du défunt colonel. Cependant, l’armée juge l’affaire trop sérieuse pour qu’elle puisse être confiée aux seuls civils. Elle est tranchée en marge des travaux du congrès, à l’occasion d’une réunion de colonels (à l’époque le grade de général n’existait pas) dans une école supérieure de l’armée, dirigée par le lieutenant-colonel Larbi Belkheir. Ce conclave réunit les directeurs centraux du ministère de la Défense et les chefs des six régions militaires. Ce sera le premier d’une longue série. Structure informelle, le conclave devient une sorte de comité central de l’armée qui se réunit à chaque fois que les circonstances l’imposent. Sa première décision ? Écarter la candidature de Bouteflika, héritier naturel de Boumedienne, au profit de l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé, le colonel Chadli Bendjedid. Ce dernier accède à la tête de l’État en février 1979.
L’armée algérienne des années 1980 est dirigée par des hommes se réclamant de la guerre de libération, les colonels Mohamed Belhouchet, inspecteur général, puis chef d’état-major, Mohamed Ataïlia, chef de la Ire région militaire, et Mejdoub Lakehal Ayat, patron des services secrets. Mais les officiers de l’armée française, récupérés en 1962 par Boumedienne, commencent à montrer le bout de leur nez. Khaled Nezzar et Mohamed Lamari sont déjà chefs de région militaire, le premier à Constantine, le second à Tindouf.
Ces années-là sont marquées par les premiers troubles politiques : le Printemps berbère et les revendications culturelles et identitaires de la minorité kabyle, en 1980 ; l’apparition du premier maquis islamiste, en 1983. Cinq ans plus tard, après les émeutes d’octobre 1988, l’armée est sollicitée par le président Chadli pour des opérations de maintien de l’ordre. Elle tire sur la foule des contestataires, faisant une centaine de morts. En 1989, un conclave de généraux décide du retrait de l’armée de la scène politique, et donc du comité central du FLN.
Le multipartisme est instauré et les « civils » ont toute latitude pour gérer les affaires publiques. En fait, ce sont toujours des militaires qui prennent les décisions. Le colonel Chadli reste à la tête du pays, et son Premier ministre n’est autre que le colonel Kasdi Merbah, ancien patron des services. Il accorde un agrément au Front islamique du salut (FIS) et ses projets de république théocratique. Ce qui devait arriver arriva : un raz-de-marée électoral au profit des islamistes qui promettent de mettre fin au système fondé sur la corruption, le régionalisme et le clientélisme.
Le président Chadli, en sa qualité de chef suprême des forces armées, assiste de droit aux conclaves des généraux. Mais il n’est pas convié à celui qui se tient en janvier 1992, au lendemain de la victoire du FIS aux législatives. Et pour cause : lors de cette réunion sont décidées l’interruption du processus électoral et l’instauration de l’état d’urgence. Le président est « démissionné » et remplacé par une direction collégiale, le Haut Conseil d’État (HCE). Khaled Nezzar est ministre de la Défense et membre du HCE ; Abdelmalek Guenaïzia, chef d’état-major ; Mohamed Medienne, alias Tewfik, prend la tête du département Recherche et Sécurité (DRS) ; alors que Mohamed Lamari devient patron des forces terrestres, secondé par Brahim Fodil Cherif.
Tous sont des ex-déserteurs de l’armée française. « Cela n’a jamais constitué un handicap, explique aujourd’hui un général, qui ne figure pas dans cette catégorie d’officiers. Au lendemain de l’indépendance, ils occupaient les postes clés avec des grades de lieutenant et de capitaine. Il est naturel qu’ils constituent, aujourd’hui, l’ossature de l’encadrement de l’armée. »
Cette dernière fait face à une insurrection islamique armée, gère les affaires publiques, et vit très mal cette situation. Son « légalisme » pointilleux la lance dans la quête d’un remplaçant au HCE avant l’expiration, en février 1994, du mandat interrompu de Chadli. Khaled Nezzar est malade, on se rabat alors vers un autre général, à la retraite celui-ci, Liamine Zéroual. Ce dernier assure une période de transition en tant que chef de l’État, puis est élu, en novembre 1995, président de la République. Le chaos est total. La violence islamiste atteint des proportions inimaginables de cruauté tandis que les accusations pleuvent sur l’armée : exécutions extrajudiciaires, disparitions « forcées » et recours systématique à la torture.
Malgré leur réputation de faiseurs de rois, les généraux se sentent seuls face à l’adversité. Éminence grise de l’armée, le général-major Mohamed Touati nous fait, en 1994, cette confidence : « L’Algérie n’a pas la classe politique qu’elle mérite. Chaque fois que nous nous retirons dans nos casernes, elle nous sollicite à la moindre difficulté. En 1988, elle nous a appelés pour le maintien de l’ordre, puis nous a accusés d’avoir tiré sur la foule. En 1992, plusieurs partis politiques et la société civile font encore appel à nous pour sauver la République. Où sont-ils aujourd’hui que la question à la mode est : qui tue qui ? »
Hormis Khaled Nezzar, parti à la retraite, le commandement reste stable (voir encadré) malgré la tempête qui souffle sur les mess des officiers. Les généraux sont accusés d’être derrière les massacres. Nouveau coup dur en septembre 1998 : le président Liamine Zéroual décide d’écourter son mandat, et de nouveau l’instabilité institutionnelle menace. Le conclave de l’armée (le fameux comité central) se réunit un mois plus tard. Ce sera le dernier en date. Ordre du jour : trouver un candidat de consensus. Larbi Belkheir, général à la retraite demeuré très influent sur ses anciens camarades, suggère de donner une nouvelle chance à Abdelaziz Bouteflika. Ce dernier est élu en avril 1999, mais affirme très vite qu’il n’est pas homme à n’être que trois quarts président. Les six rivaux de Bouteflika, estimant que l’élection est jouée d’avance, se retirent de la course à la dernière minute, jetant un discrédit sur le scrutin.
Fatigués d’être sous les feux de la critique permanente, accusés d’être les commanditaires de la violence et d’avoir « élu » le chef de l’État, les généraux décident que l’armée se retire du champ politique dès lors que les institutions fonctionnent. La classe politique applaudit des deux mains, et nul n’est étonné quand le chef d’état-major, désormais général de corps d’armée, Mohamed Lamari, assure dans une déclaration publique qu’il a appris la composition du gouvernement en regardant le Journal télévisé de 20 heures.
Les rapports entre Bouteflika et les généraux font l’objet de toutes sortes de rumeurs. Le général Lamari a beau rappeler que l’armée est républicaine et qu’elle se soumet à la hiérarchie. « Boutef » peut répéter que « si Tribunal pénal international [TPI, une juridiction promise aux généraux par l’opposition et les médias étrangers, NDLR] il y a, je serai le premier à y comparaître », une manière de manifester sa solidarité à l’égard de l’ANP qui a sauvé la République. Rien n’y fait, les présumées divergences entre la hiérarchie militaire et le président font la une de la presse indépendante qui ne fait pas mystère de son hostilité à l’égard du chef de l’État. Qu’est-ce qui alimente la rumeur ? La réponse tient en deux mots : réconciliation nationale.
En arrivant aux affaires, Bouteflika a commencé par une grâce amnistiante pour les islamistes qui déposent les armes. Cette politique, dite de « Concorde civile », n’est pas du goût d’un commandement acquis, dans sa grande majorité, à l’éradication plutôt qu’à la réconciliation. Même si la grâce prend sa base sur un accord négocié entre les militaires et la branche armée du FIS, en septembre 1997, soit près de deux ans avant que Boutef n’occupe le fauteuil présidentiel.
L’histoire aurait pu en rester là, mais Bouteflika veut pousser plus loin les choses en transformant la Concorde civile en réconciliation nationale. Les principaux généraux (voir encadré) sont opposés à toute idée de réhabilitation du FIS. Rien, dans les faits, pourtant, ne confirme leurs appréhensions. « Le président n’a jamais eu l’intention de remettre le FIS sur les rails, » affirme un collaborateur de Boutef.
Mohamed Lamari, en qualité de chef d’état-major, s’est vu déléguer certaines prérogatives dévolues au ministre de la Défense (Bouteflika lui-même, en l’occurrence). Il répond aux invitations adressées au titulaire du portefeuille, se déplace beaucoup à l’étranger et prépare la professionnalisation de l’armée, avec l’appui des institutions militaires régionales, notamment l’Otan.
Pour faire taire les rumeurs, le général Mohamed Lamari, devenu, par la force des choses, porte-parole de l’armée, signe, en janvier 2002, un édito dans El-Djeich, organe central de l’institution militaire. Titré « Ordre du jour » et adressé aux officiers et hommes de troupe, le papier annonce le retrait de l’armée de la scène politique et indique qu’elle n’entend jouer aucun rôle dans la future présidentielle. Le 6 décembre 2003, Lamari répète ses propos. Cela ne suffit pas à calmer les inquiétudes des présidentiables face à une instrumentalisation de l’administration et de la justice au profit du candidat Bouteflika. Lamari fait donc, le 14 janvier 2004, une déclaration à la presse algérienne. Il y explique que neutralité ne signifie pas indifférence. Si l’ordre républicain et le multipartisme devaient être remis en question par la personnalité élue, cette dernière trouverait l’armée en face d’elle. « L’armée lâche le président », affirment en choeur les rivaux de Bouteflika. Pourtant, les propos du chef d’état-major ne sont pas nouveaux. « C’est « L’Ordre du jour » reformulé, précise un général. Pas question d’intervenir dans le scrutin à moins que celui qui sort vainqueur des urnes ne constitue une menace pour la République et la démocratie. » Dans une interview accordée au quotidien cairote al-Ahram, le général Lamari avait été jusqu’à dire que « l’élection d’un islamiste comme Abdallah Djaballah ne gênerait en aucune façon l’institution militaire, à la seule condition que le chef d’el-Islah se conforme à la Constitution ».
Pour qui voteront les généraux ? « Chaque militaire ou assimilé a toute liberté de choisir son candidat, mais il ne doit pas se départir de l’obligation de réserve », affirme le général Lamari. Ce qui ne va pas sans créer une multitude de problèmes. Exemple : Bouteflika effectue de nombreux déplacements à l’intérieur du pays. D’un point de vue protocolaire, le chef de région militaire (le plus souvent un général-major) est tenu de l’accueillir. Ce geste est-il assimilable à une forme de soutien ? Autre exemple : les services secrets continuent de fournir rapports et renseignements au chef de l’État. Y compris des informations sur les réunions politiques. S’agit-il d’un parti pris ? « Pas du tout, répond un colonel des services. Nous sommes tenus de collaborer avec Bouteflika, qui, avant d’être candidat, est le président de la République. Une échéance électorale ne doit pas remettre en cause la continuité de l’État. » Y aurait-il des frictions, à ce propos, entre le chef d’état-major, pointilleux en matière de « neutralité », et le patron des services, le général Mohamed Medienne ? « Rien qui puisse menacer l’institution », assure un collaborateur de ce dernier. « Si vous voulez un gage de notre bonne foi, poursuit notre interlocuteur, rappelez-vous que l’armée n’a pas fait de vagues quand les politiques ont décidé, en décembre 2003, de dissoudre les bureaux de vote spéciaux [le vote dans les casernes, NDLR]. Ce qui pourtant nous empêche d’accomplir notre devoir électoral. Qui, parmi les leaders politiques, s’en est ému ? »
Le passé putschiste de l’armée a toujours fait de l’ombre à son engagement républicain qu’elle essaie de mettre en valeur. C’est pourquoi, quelles que soient ses déclarations d’intention, les résultats des élections seront interprétés par beaucoup comme le produit d’une manipulation dans un obscur laboratoire. Fantasme ou réalité ?
L’armée ne peut plus se permettre de rééditer ses « exploits » de 1957, de même que le redressement révolutionnaire du 19 juin 1965, l’état de siège d’octobre 1988, l’interruption du processus électoral de janvier 1992, et même un scénario similaire au scrutin d’avril 1999 seraient impossibles à envisager aujourd’hui. Tout simplement parce que son environnement a changé. Son partenariat avec les armées occidentales, sa volonté réelle de se professionnaliser lui impose une grande retenue.
Pour qui voteront les généraux ? Le seul candidat à ne pas se poser cette question est certainement Bouteflika, car il sait qu’il n’y a plus d’autres faiseurs de rois que les urnes. Pendant que ses rivaux font les yeux doux à l’uniforme et aux galons, lui a choisi de charmer l’Algérie profonde. On peut longuement disserter sur les moyens qu’il met en oeuvre, mais on peut également affirmer qu’il est le seul à avoir compris l’essentiel : le temps où les élections se jouaient à Ali-Khodja (nom de la caserne qui abrite le ministère de la Défense) est révolu.
Le vote des militaires représente 127 500 voix, moins de 1 % du corps électoral. L’écrasante majorité des hommes en kaki est composée de bidasses qui se trouvent loin d’Alger, dans les maquis, les steppes et le désert (l’armée a intercepté, le 31 janvier, à la frontière algéro-malienne, un important convoi d’armement destiné aux islamistes du Groupe salafiste pour la prédication et le combat), à traquer du terroriste et à trouver les moyens de survivre aux dix-huit mois de service national. Dans les unités opérationnelles, on a bien d’autres soucis que la neutralité de l’armée.

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