« Ne plus exploiter l’eau comme le pétrole »

Riccardo Petrella, universitaire, militant et globe-trotter, ne cesse de combattre les effets pervers de la mondialisation .

Publié le 10 février 2004 Lecture : 5 minutes.

Riccardo Petrella enseigne actuellement la mondialisation et la société de l’information à l’Université catholique de Louvain-la-Neuve (Belgique) et l’écologie humaine à l’Académie d’architecture de l’Université suisse italienne (canton du Tessin). Il a également été conseiller auprès de la Commission européenne, à l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) et au sein de groupes de réflexion et d’associations environnementales.
Il fonde notamment dès 1991 le Groupe de Lisbonne, un cercle d’échanges sur les grands enjeux en matière d’environnement et de mondialisation, puis, en 1997, l’Association pour le contrat mondial de l’eau (ACME). Riccardo Petrella a publié de nombreux articles dans Le Monde diplomatique et de nombreux ouvrages. Militant globe-trotter, il ne cesse de combattre ce qu’il appelle « la pétrolisation de l’eau » et les effets pervers de la mondialisation et de l’économie de marché sur les biens publics et l’environnement.

Jeune Afrique/L’intelligent : Quel bilan dressez-vous de la politique de l’eau dans les pays en développement et particulièrement en Afrique ?
Riccardo Petrella : Le processus de privatisation des services de l’eau impulsé par la Banque mondiale depuis 1993 est fondé sur le concept que l’investissement public n’est pas le moyen le plus adéquat pour satisfaire les besoins des populations. Les institutions de Bretton Woods considèrent que la gestion de l’eau doit être réalisée sur le principe du prix-vérité, qui fait payer à l’utilisateur le coût de l’accès et de l’entretien de la ressource. Et le secteur privé serait le plus à même d’assurer cette mission, en proposant les meilleurs services techniques et financiers. Cette logique a permis aux multinationales, comme Veolia (ex-Vivendi Environnement), de s’imposer dans les pays du Sud. Elles fournissent actuellement ce service à 250 millions d’usagers à travers le monde et prévoient d’en couvrir 1,7 milliard en 2015, essentiellement dans les centres urbains. Elles ne sont donc pas près d’arrêter leurs opérations de lobbying auprès des institutions internationales.

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J.A.I. : Mais les pouvoirs publics africains n’ont pas fait mieux que les entreprises privées en matière de distribution de l’eau. Et même pire parfois…
R.P. : Le secteur public a en effet montré ses défaillances, les États postcoloniaux étant incapables de sauvegarder l’intérêt général pour de multiples raisons : manque d’intérêt politique, corruption, etc.

J.A.I. : Les opérateurs privés ne sont-ils pas capables d’assurer la distribution de l’eau de manière efficace ?
R.P. : L’implication du privé dans la gestion des ressources hydriques se traduit par une augmentation du prix de l’eau et donc une sélection des bénéficiaires. Les multinationales ne tiennent pas toujours les engagements pris lors de la privatisation des sociétés publiques. Lorsque la société Bechtel a obtenu la gestion des services hydriques boliviens en 1997, le coût de l’eau a progressé de 500 % sans pour autant que le réseau de distribution soit élargi. La privatisation des entreprises publiques entraîne les mêmes effets en Afrique et en Asie. Avec l’urbanisation et l’essor démographique, les besoins en eau ne cessent de croître tandis que les disponibilités diminuent sous l’effet conjugué de la déforestation – qui entraîne la désertification – et de l’extension de l’agriculture. L’intensification des cultures, utilisant des traitements phytosanitaires, pollue les nappes. En Afrique, où la production est encore largement extensive, les brûlis agricoles entraînent l’érosion des sols et le tarissement des ressources hydriques.

J.A.I. : Quelle est alors la solution pour une répartition équitable des ressources en eau ?
R.P. : La société ne doit plus exploiter l’eau comme elle exploite le pétrole. Elle doit réaffirmer que cette ressource est un bien public mondial et que son accès est un droit pour tous et pas seulement pour ceux qui en ont les moyens financiers. L’agriculture représente 70 % des prélèvements hydriques mondiaux. Il faut donc modifier les pratiques et privilégier les solutions techniques les moins consommatrices comme le goutte-à-goutte (système qui permet une irrigation sans gaspillage) où les variétés culturales nécessitant peu d’eau. La recherche scientifique offre une large palette de solutions. D’autres technologies comme la réutilisation des eaux usées, un meilleur captage des ressources, notamment de l’eau de pluie, sont applicables. Le dessalement de l’eau de mer en est une autre…

J.A.I. : Et comment finance-t-on toutes ces opérations ?
R.P. : L’argent est disponible, quand on examine les flux financiers internationaux. Le véritable problème est l’absence de volonté politique. La financiarisation de l’économie mondiale engendre annuellement un Produit intérieur brut (PIB) mondial de 45 000 milliards de dollars. Plus de 1 100 milliards sont dépensés chaque année pour l’armement, 26 milliards pour les cosmétiques et 9 milliards pour les médicaments des animaux domestiques. Il est temps d’investir largement dans le secteur de l’eau.

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J.A.I. : Quel est le coût d’une juste distribution de l’eau dans le monde et à quel prix doit-on faire payer l’accès à la ressource ?
R.P. : La Banque mondiale a estimé à 70 milliards de dollars par an la somme nécessaire pour assurer dans les pays du Sud cinq services de base à partir des ressources hydriques : accès à l’eau potable, services de santé à la naissance, alimentation, éducation et petit logement. L’Afrique ne dispose que de maigres ressources financières. L’Union européenne débloque 1 milliard d’euros annuellement pour le secteur de l’eau sur le continent. Au niveau mondial, l’enveloppe ne dépasse pas 4 milliards de dollars.
Le coût de la distribution de l’eau ne doit pas nécessairement être répercuté sur l’utilisateur. Si un être a besoin de 25 ou 50 litres par jour, la collectivité doit être en mesure de répondre à sa demande. L’accès à l’eau a toutefois un coût qui diffère selon les zones. Je prêche pour la mise en place de partenariats public-public, par exemple État-région ou organisation régionale africaine-Union européenne. J’encourage, en outre, la mise en place de systèmes d’épargne collective euro-africaine pour contribuer au financement de la distribution hydrique. Ensuite, il faut établir une tarification qui prenne en compte les différents usages. Pour le moment, c’est la fiscalisation de l’eau du robinet, dans la plupart des régions du monde, qui finance l’agriculture et l’industrie. Le consommateur moyen paie, par exemple, 70 centimes d’euro le m3 d’eau potable en Europe. À titre de comparaison, un agriculteur dans la région de Bologne en Italie le paie 0,04 centime d’euro et l’industrie 0,02 centime.

J.A.I. : Quelles sont actuellement les zones potentielles de conflits autour de l’eau et comment éviter qu’ils n’éclatent ?
R.P. : En dehors du nord du continent et du Sahel, la pression s’accroît sur le réseau hydrographique en Afrique centrale et australe, notamment dans le bassin du Congo et dans la vallée du Zambèze. Des problèmes pourraient également se poser dans la vallée du fleuve Sénégal, le long du Niger et à la source du Nil (Rwanda et Burundi). Pour éviter les conflits, il est primordial de favoriser la discussion et le partage des ressources dans le cadre des organismes régionaux et sous-régionaux. Au niveau national, il est impératif d’associer les communautés villageoises et les autorités traditionnelles aux activités de distribution et d’entretien.

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Bibliographie du dossier
Le Manifeste de l’eau. Pour un contrat mondial, de Riccardo Petrella, Labor, Bruxelles, 1998.
Le Dossier de l’eau. Pénurie, pollution, corruption, de Marc Laimé, Seuil, Paris, 2003.

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