Méditations d’un témoin

Très bon livre-testament de Jean Daniel, 258 pages, publié sous le titre bien choisi de La Prison juive aux éditions Odile Jacob. L’auteur est le directeur-fondateur de l’hebdomadaire français Le Nouvel Observateur. Né en Algérie, juif et Français, Jean D

Publié le 10 février 2004 Lecture : 6 minutes.

I – Maxime Rodinson

Il y a un homme qui m’a toujours intéressé, quelquefois exaspéré, parfois fasciné, c’est l’islamologue, l’arabisant, l’orientaliste Maxime Rodinson. Voilà quelqu’un qui est juif, dont les parents étaient des juifs communistes il a donc été élevé comme un athée qui sont morts en déportation. Il est un des animateurs, avec Jean-Pierre Vernant et d’autres, de l’Union rationaliste. C’est un érudit, un spécialiste de toutes les langues orientales. Il niera de manière catégorique qu’il y ait une spécificité juive. Pour lui, il n’y a pas de nature juive, mais seulement une culture néfaste, perverse. L’orientaliste qu’il est, l’érudit qu’il est, peut prouver à chaque moment qu’il n’y a pas de mystère juif. Il y a eu des civilisations qui sont mortes et qui sont revenues, il y a eu des peuples qui ont été longtemps persécutés. Ce peuple-là n’a miraculeusement survécu que parce qu’il a été prolongé par le christianisme. Rodinson irait jusqu’à dire que, sans le christianisme, le judaïsme se serait effondré comme tant d’autres idéologies. Il pousse la raison historique jusqu’à sa logique extrême.
Mais on voit très bien que deux choses le conduisent à une telle conclusion. La première, c’est qu’il a une expérience d’érudit ; la seconde, c’est que le marxisme est resté présent dans son uvre même après son rejet du communisme.
Cet anthropologue et linguiste m’en a toujours imposé par la discrétion de sa vaste science et par le courage tranquille avec lequel il a écrit sa vie de « Mahomet », un grand classique. Cet homme m’a toujours fait réfléchir parce que je trouvais assez déconcertant qu’il n’ait pas accordé à la mort de ses parents cette dimension d’incompréhension qui fait le scandale et la douleur. Il s’est dit que ses parents avaient été victimes d’une simple barbarie comme les autres. Il y a là plus qu’une banalisation, il y a une normalisation historique de la souffrance et, en l’occurrence, de l’univers concentrationnaire. Il n’y aurait qu’une question de degré dans l’horreur, selon les époques. La preuve en est, observe-t-il, que les Juifs euxmêmes vous parlent de Babylone, du premier Temple, de Massada. Il y a toujours des précédents.
Je lui fais remarquer que ses parents sont morts à Auschwitz et qu’ils ont été arrêtés comme juifs. Il répond : « Non, ils ont été arrêtés comme communistes. » Quand on lui rappelle qu’à Auschwitz étaient déportés essentiellement les Juifs, il rétorque que c’est une question de hasard. À ses yeux, la volonté qu’a eue la culture juive de s’affirmer, de se constituer en civilisation à part, a assuré la pérennité de ce peuple, mais a suscité en même temps le rejet. Il impute une part de responsabilité aux Juifs eux-mêmes dans le sort qui leur a été réservé. C’est l’opposé de Sartre. La question essentielle
est de savoir si, lorsque les Juifs disent qu’ils ne sont pas des hommes comme les autres, ce sont les autres qui les rendent différents ou si ce sont eux qui veulent être différents et qui tiennent tellement à cette différence qu’ils provoquent soit des éloignements, des séparations, soit des persécutions. C’est dans ce va-et-vient que Rodinson prend parti en disant qu’il n’y a aucune raison de déclarer, au nom de l’Histoire, que ce peuple a un destin particulier. Cette position ne m’a jamais satisfait.

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II – Judéocentrisme et antisémitisme

Après le génocide, et la fondation d’Israël, cette distinction entre croyants et incroyants est devenue inopérante. On s’est mis à penser que l’antisémitisme pouvait prendre mille formes. Mais, dans cette perspective, aux yeux des antisémites, les Juifs étaient, eux, toujours et inlassablement les mêmes. Le judaïsme était présenté non pas comme un choix, mais comme une appartenance, non comme une adhésion, mais comme un destin. Il y avait, forgée dans les malheurs sans équivalent du génocide, une identité qui ne dépendait pas forcément de Dieu mais qui aboutissait à une condition. De cette condition juive, il était illusoire et suspect de vouloir sortir. D’autant que les plus grands esprits qui faisaient l’honneur du génie juif étaient fiers de cette appartenance,
quel qu’en fût le prix. Comment cette fierté lumineuse pouvait-elle être associée au tragique de la condition ? C’était simple. Il fallait y penser. Par l’Élection.
Ce qui revenait à faire de la question juive un pôle central de la pensée. La centralité du judéocentrisme est savoureusement exprimée par le fait que, par exemple, dans les ghettos de Pologne, où, chaque fois qu’il arrivait quelque chose fût-ce une chute de cheval du seigneur ou l’un de ses malheurs conjugaux , on se demandait : « Est-ce que c’est bon pour nous ou pas ? » Il s’agissait là d’un judéocentrisme de protection. Et c’est un fait que la persécution renforce la légitimité d’un tel recours. Mais il y a en outre un judéocentrisme de réflexion qui conduit, implicitement souvent, explicitement parfois, à considérer que le Juif serait le témoin, l’expérimentateur, le prophète de
toutes les nations, et cela lui viendrait de l’Alliance. L’affirmation de la singularité
du peuple juif, la volonté de rester singulier, la peur de se dissoudre dans la société des autres, l’absence de prosélytisme, corrigée il est vrai par le nombre imposant de
mariages mixtes, la conviction qu’on ne peut être exemplaire que si l’on est particulier, toutes ces idées font que l’on peut parler d’une philosophie du judéocentrisme. Or, par instinct, par élan, par formation, j’ai toujours voulu échapper à cette notion []
À quoi être fidèle ? Faut-il suivre le fameux commandement et quitter son pays, sa communauté, sa famille pour mieux retourner à des racines non terrestres ? La réponse est peut-être dans la simplicité d’un comportement quotidien.
Tout devrait-il cependant être repensé à partir de la réalisation de l’idéal sioniste ? L’interprétation donnée de l’antisémitisme peut-elle rester la même lorsque l’on est combattu et lorsque l’on est persécuté pour ce que l’on est ? La différence entre le « faire » et l’« être » ne s’impose-t-elle pas ici ? Question qui n’est pas seulement essentielle, mais qui est la question. Il est normal que l’on y revienne sans cesse. Car
il faut souligner une fois encore que, depuis l’apparition d’un État hébreu souverain, les Juifs, et plus précisément les Israéliens, sont entièrement responsables de leurs actes. Ils ne dépendent que de leur volonté et de leur idéal. Ils sont désormais acteurs et se reconnaissent comme tels. Constat qui devrait ruiner l’argumentation des partisans d’un antisémitisme éternel. Or il se trouve que nombreux sont les Juifs, sionistes ou pas, qui refusent de recenser les causes d’un antisémitisme précis. Ils entendent
constater la longue durée historique et privilégient une « lecture transhistorique de l’antisémitisme ». Ils assignent la « permanence de la haine à une essence antisémite
propre à tout non-Juif », ainsi que le résume Denis Charbit dans son Anthologie des sionismes. Et Léon Pinsker, sans doute par « déformation professionnelle » (il était
médecin de formation), dans son opuscule déterminant pour la pensée sioniste, Auto-Émancipation ! Mise en garde d’un juif russe à ses frères, publié anonymement à Berlin en 1882, définira la haine des Juifs, la « judéophobie », comme une « psychose, [qui] comme telle, est héréditaire et, cette maladie transmise depuis deux mille ans, inguérissable ».
Ces défenseurs me donnent l’impression d’appartenir à une époque prédarwinienne. En effet, avant que Darwin ne donne une origine aux espèces, qu’il ne leur attribue une évolution, le temps n’existait pas dans les sciences. Les sciences, jusqu’à Darwin,
avaient un objet fixe. Darwin a introduit le temps dans la science. Les théoriciens de l’antisémitisme éternel n’introduisent le temps ni dans l’observateur ni dans l’observé. Ni le Juif ni l’antisémite ne changent. Seuls les masques que revêtent les antisémites se métamorphosent.

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