L’humanité au scalpel

Treize ans après le prix Nobel, la romancière Nadine Gordimer poursuit tranquillement son oeuvre. La plume et le regard acérés.

Publié le 10 février 2004 Lecture : 5 minutes.

C’est dans un monde de rêves que la petite Nadine, publiée pour la première fois à l’âge de 15 ans dans un journal de Johannesburg, a trouvé la force de coucher des mots sur le papier. Histoire de comprendre, dans la vie des autres, les contradictions inhérentes à la nature humaine. Depuis ce temps éloigné, Nadine Gordimer vient régulièrement nous faire une piqûre de rappel. Une piqûre bien différente de celle de l’anophèle qui transmet le paludisme, cet « émissaire » qui survole la neuvième des douze nouvelles de son dernier recueil, Pillage, paru en français fin janvier. Une piqûre salutaire à plus d’un titre.
Dans « L,U,C,I,E », Gordimer évoque les contradictions d’un homme, au lendemain de la mort de sa femme, qui emmène sa fille dans le village italien de ses ancêtres. Dans « Le fossé des générations », ce sont celles d’enfants qui voient leur père quitter leur mère après quarante-deux ans de mariage pour convoler avec une jeune femme de trente ans sa cadette. Dans « Lettre de mission », peut-être la plus réussie, on retrouve le poids des traditions. Une fonctionnaire d’une organisation internationale en poste en Afrique se lie d’amitié et d’amour avec un homme politique promis à un bel avenir. Le jour où il lui demande de devenir sa deuxième femme, les valeurs culturelles des amants s’entrechoquent. Sans jamais juger, Gordimer décrit le rapport de force dans une société où le « racisme officiel » n’existe plus, mais où, inéluctablement, la rencontre de l’autre perturbe. Les unions mixtes fascinent l’écrivain et l’apparition d’un « enfant arc-en-ciel » dans Pillage est le point d’orgue de l’optimisme, sans naïveté, de celle qui, avant les autres, avait osé imaginer ce que serait l’Afrique du Sud débarrassée de la discrimination. D’autres textes sont moins accomplis , comme « Allons saluer Georges » ou « La mine de diamant ».
Il n’empêche. La romancière sud-africaine n’en finit jamais de nous plonger dans l’ambiguïté du monde en couleurs qui est le sien, en Afrique du Sud, et le nôtre, partout ailleurs. Pillage s’ajoute à une liste de treize romans et de nombreux textes critiques ou essais. On y retrouve les thèmes chers à l’auteur. Du Canada à l’Australie, en passant par l’Italie et, bien sûr, Pretoria et Johannesburg, Gordimer peint le portrait d’une humanité déchirée par ses conflits raciaux, ses luttes générationnelles ou ses affrontements historiques.
L’octogénaire se veut romancière avant tout. Mais nul n’ignore son passé de militante antiapartheid, et chacun peut s’imaginer, soigneusement rangée au fond de son portefeuille, sa carte de membre du Congrès national africain (ANC) qu’elle revendique avec fierté, comme son amitié avec Nelson Mandela et Desmond Tutu. Sa prose, si elle n’entre pas dans la catégorie « littérature engagée », pose avec lucidité les questions qui la hantent et qui dominent, aujourd’hui encore, la vie de son pays. À savoir : les discriminations raciales, l’héritage colonial de l’Afrique, le consumérisme et d’autres fléaux du continent comme le sida ou le paludisme. Mais le talent de la romancière est ailleurs : au-delà des particularités régionales, loin du veld (les grands plateaux d’Afrique du Sud) qu’elle sait, depuis le temps, si bien décrire, se dressent des personnages de chair et de sang. Des amants, des morts, des parents, des enfants, tous sortis de son imagination et soumis, en même temps, à l’infinie question de la vie. « Les humains, seuls animaux capables de s’observer, maudits ou sacrés par cette faculté supérieure et torturante, ont toujours voulu savoir pourquoi, disait Gordimer devant l’assemblée du prix Nobel en 1991. Pas seulement savoir pourquoi nous sommes là, mais trouver aussi les explications des phénomènes si communs de la procréation, de la mort, du cycle des saisons, de la terre, de la mer, du vent et des étoiles, du soleil et de la lune, de l’abondance et du désastre. » Ce « pourquoi ? », qui traverse l’oeuvre entière de Gordimer, est à chaque fois posé de manière différente. Dans « Lettre de mission », la deuxième nouvelle de Pillage, il naît du problème du sida et de ces nouveau-nés qui meurent sous les yeux des observateurs internationaux. Choquée à la vue des enfants que la mort fauche sur les nattes des hôpitaux d’un pays africain qui pourrait être n’importe lequel, l’héroïne finit par lâcher : « C’est comme ça que l’on arrive à croire – que l’on doit croire – à l’existence du Diable à côté de Dieu, tous deux avec des majuscules. Sinon ? Sinon comment répondre pourquoi. »
Mais Gordimer l’athée ne répond pas. Elle revendique seulement le don de l’écrivain et la possibilité « d’entrer dans la vie des autres » pour leur poser la question, à eux. Une manière de séparer écriture et convictions. Albert Camus, Gabriel García Márquez, voilà ceux qu’elles revendiquent comme ses pères (ou ses frères) en écriture. Du premier, elle retient la préférence pour les individus qui s’engagent à la littérature engagée. Du second, elle applique ce credo : le meilleur moyen, pour un écrivain, de servir une révolution est d’écrire du mieux qu’il peut.
Malgré cette distinction claire entre son opinion et ses oeuvres, la romancière n’a cessé d’être attaquée. La polémique a sévi, peu après l’attribution de son Nobel, en 1991. Gordimer, l’écrivain, méritait-elle cette récompense ? Ou ne lui avait-on donné le Nobel que parce qu’à l’aube de la renaissance de l’Afrique du Sud il fallait saluer les efforts fournis par tous ceux, écrivains et artistes, qui s’étaient battus contre l’un des régimes les plus injustes de cette fin de XXe siècle ? La question méritait d’être posée. Gordimer y a répondu en poursuivant son oeuvre, en continuant d’observer cette société sud-africaine à laquelle elle appartient. Mais elle s’est isolée du monde pour laisser libre cours à son imagination. « Rien de ce que je dis ou écris sur les faits n’est plus vrai que ma fiction. »
La polémique est aujourd’hui terminée. L’Afrique du Sud a changé, Gordimer aussi. Elle a 81 ans. Son mari, Reinhold Cassirer, avec qui elle a vécu presque cinquante ans, est décédé en 2001. Elle continue de voyager, à New York et en France, surtout pour rendre visite à ses enfants. Elle s’exprime parfois sur l’optimisme que représente, pour elle, la « nouvelle Afrique du Sud ». Et elle écrit, toujours et encore. Se serait-elle arrêtée dans sa course, on aurait pu qualifier son oeuvre de périssable. Mais la raison d’écrire une fois disparue, restait le besoin de l’écriture.
Lors du banquet offert à Stockholm pour la lauréate, Gordimer raconta cette histoire : Une petite fille de l’un de ses amis ayant appris que Nadine avait reçu le prix Nobel avait demandé à son père : « Est-ce qu’elle l’a déjà reçu avant ? » Et son père de répondre que le prix Nobel ne s’obtenait qu’une fois dans la vie. « Alors, répondit la petite fille, c’est comme la varicelle ! » « En effet, ajoutait la romancière, écrire est une sorte de maladie, car c’est la plus solitaire et la plus introspective des occupations. »

Pillage, de Nadine Gordimer, Grasset, 308 pp., 19,90 euros.

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