Le retour du guerrier

Chef de la rébellion hutue opérant dans l’est de la RD Congo, a déposé les armes il y a deux mois. Il s’exprime ici pour la première fois depuis son ralliement.

Publié le 10 février 2004 Lecture : 8 minutes.

Ils avaient l’air un peu perdu dans le hall flambant neuf du nouvel hôtel Intercontinental de la capitale rwandaise, le regard encore inquiet, la démarche hésitante dans des costumes un peu trop larges, mais ils étaient à l’heure dite au rendez-vous, en cette matinée du 4 février. Discrètement protégés à distance par des policiers en civil, le général Paul Rwarakabije, 51 ans, et son adjoint le colonel André Bizimana ont pourtant conscience d’être des « gros poissons ». Jusqu’à leur ralliement le 14 novembre 2003 aux autorités de Kigali, le premier n’était rien d’autre que le chef militaire de la rébellion hutue rwandaise opérant dans l’est de la République démocratique du Congo, alors que le second en était le « cerveau » politique. Autant dire que leur retour en compagnie d’une centaine d’hommes – dont une bonne partie du commandement des Forces démocratiques de libération du Rwanda, les FDLR – pourrait bien signifier le commencement de la fin pour une rébellion que l’évolution du processus de paix dans la région des Grands Lacs a d’ores et déjà condamnée à plus ou moins court terme.
Parlant peu et d’une voix douce, Paul Rwarakabije est tout sauf un militaire d’opérette. Ce petit homme sec et noueux est né à Gisenyi, dans le nord-ouest du Rwanda, non loin du lac Kivu, en 1952. Diplômé de l’École supérieure militaire de Kigali, il effectue plusieurs stages de perfectionnement au Zaïre, en France et en Belgique au cours des années 1970 et 1980 avant d’être affecté à l’état-major de la gendarmerie. Considéré comme un officier hutu particulièrement brillant, le lieutenant-colonel Rwarakabije est nommé à la tête du groupe mobile de Kigali lorsque éclate, le 1er octobre 1990, la guerre entre les Forces armées rwandaises (FAR) et les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR) que dirigent Fred Rwigema, puis un certain Paul Kagamé. Avec son unité, Rwarakabije se déplace sur le front, le long de la frontière ougandaise, entre Ruhengeri et le parc national de l’Akagera, avant d’être rappelé à Kigali en juin 1992 pour y coordonner les opérations de la gendarmerie. C’est que, le 6 avril 1994, il vit en direct la mort du président Habyarimana et les premières heures de l’effroyable génocide qui allait suivre. « Je n’ai été en rien mêlé à ces massacres, affirme-t-il aujourd’hui. Je me contentais d’effectuer la liaison entre mes troupes et celles de l’ONU que commandait le général Roméo Dallaire. » Ce qui paraît exact, puisque Paul Rwarakabije n’a jamais figuré ni sur la liste des génocidaires établie par les autorités rwandaises, ni sur celle du Tribunal pénal international d’Arusha.
Le 3 juillet 1994, alors que les hommes de Paul Kagamé sont dans les faubourgs de la capitale, Rwarakabije et ses gendarmes se replient vers l’ouest, direction Gisenyi. Le 17, tous traversent la frontière zaïroise pour s’établir dans un des immenses camps de réfugiés hutus qui entourent Goma. Persuadé que son exil ne sera que de courte durée, le colonel (autoproclamé général quelques années plus tard) Rwarakabije se place sous les ordres du général Bizimungu, lequel unifie les débris de l’armée vaincue en une seule entité, les FDLR. Leur objectif est simple : revenir au Rwanda et reprendre le pouvoir à Kigali, le plus vite possible.
Le rêve d’une revanche rapide se dissipe dès novembre 1996. Menée conjointement par les troupes du FPR, les armées ougandaise, burundaise, angolaise et zimbabwéenne, l’invasion de l’est puis du sud du Zaïre aboutira en six mois à la chute de Mobutu et à l’accession au pouvoir à Kinshasa de Laurent-Désiré Kabila. Le rouleau compresseur écrase tout sur son passage, y compris les camps de réfugiés hutus du Kivu, théâtres de tueries massives. Rwarakabije, qui dirige une unité dépenaillée et mal armée non loin de Katale, est incapable de résister. Avec un millier d’hommes, il gagne le Masisi au large de Bukavu et cherche à transformer ce massif inexpugnable en une base de reconquête du Rwanda. Fin 1997, il dispose de suffisamment de recrues – ex-FAR, Interahamwes, simples civils réfugiés en fuite – pour déclencher une première offensive. Elle sera longue, sanglante et désastreuse.
Paul Rwarabakije n’est pas alors le patron en titre des FDLR – une fonction qui sera exercée jusqu’en 2002 par le commandant Aloïs Ntiwiragabo, aujourd’hui en exil au Soudan -, mais la marge de manoeuvre dont il dispose pour mener « sa » guerre est totale. Pénétrant lui-même à plusieurs reprises au Rwanda, il lance des opérations dans les bastions hutus du Nord-Ouest, mais aussi au-delà, dans les provinces de Kibuye, Gitarama et Kigali rural. « Au début, la population nous a aidés, se souvient-il, mais les armes et les munitions ont vite manqué et puis le FPR s’est mis à recruter nos jeunes. » Surtout, la contre-offensive des troupes de Kagamé est aussi efficace qu’impitoyable. À bout de souffle, les FDLR sont contraintes de regagner l’ex-Zaïre (et désormais RD Congo). C’est alors, en août 1998, qu’éclate une nouvelle guerre régionale, cette fois entre Laurent-Désiré Kabila et ses anciens mentors ougandais et rwandais. Et que Paul Rwarakabije pense pouvoir tenir une chance inespérée de refaire surface. Devenus désormais des supplétifs au service des autorités congolaises – lesquelles ont grandement besoin, pour combattre dans l’Est, de troupes aguerries et combatives -, le général hutu et ses hommes ont quasiment pignon sur rue à Kinshasa. Fin 1998, les FDLR reçoivent ainsi le renfort de près de six mille hommes venus des camps du Congo-Brazzaville, où ils avaient trouvé refuge lors de la grande déroute de 1996-1997. Menée dans la plus grande discrétion, l’opération retour s’effectue en deux temps. À la suite de négociations menées avec les autorités congolaises à la demande de Kabila par le colonel André Bizimana, bras droit du général Rwarakabije, et par François Mbeya, alors conseiller politique du chef des services spéciaux de Kinshasa Didier Kazadi, plusieurs vagues de réfugiés hutus traversent le fleuve Congo entre début octobre et fin novembre 1998. Au même moment, une opération similaire a lieu plus au nord, entre Bangui et Zongo, avec l’accord du président centrafricain Ange-Félix Patassé. Mais elle conserve un nombre de combattants dix fois moindre : six cents hommes. La seconde phase – le transfert de ces troupes fraîches vers le front du Nord-Kivu, non loin de la frontière rwandaise – a pour maître d’oeuvre un jeune officier supérieur congolais du nom de… Joseph Kabila. Le fils de son père est alors vice-chef d’état-major général, chargé des renseignements. C’est lui qui fait parvenir à Paul Rwarakabije une valise satellitaire dans son bastion du Masisi afin de coordonner les mouvements des FDLR avec ceux des Forces armées congolaises. C’est lui aussi qui organise les quelques parachutages de munitions qui permettront aux FDLR – dont les effectifs, partiellement intégrés au sein même de l’armée congolaise, quitte à modifier le patronyme des hommes, dépassent bientôt les cinquante mille – de rêver pour la troisième fois à une reconquête du Rwanda.
En mai 2001, après deux années de quasi-mercenariat au service de Kinshasa, le général Rwarakabije tente une nouvelle fois de réintroduire au Rwanda sa « guerre de libération ». Lancée simultanément au sud et au nord du lac Kivu, l’opération « Oracle du Seigneur » – dont la dénomination traduit la dérive mystique » des FDLR – est un échec total. Contrairement aux années 1997-1998, la population hutue ne suit plus : aspirant à la paix, fatiguée des troubles, elle est en outre solidement encadrée par le FPR au pouvoir à Kigali. Un an plus tard, la conclusion d’un accord de paix entre le Congo et le Rwanda prive les combattants des FDLR si ce n’est d’une base arrière (nul ne les contraint à regagner leur pays), tout au moins des soutiens officiels dont ils bénéficiaient jusque-là de la part des autorités de Kinshasa et surtout de leur rôle d’intermédiaire. Devenus géopolitiquement inutiles, désormais gênants, Rwarakabije et ses hommes sont confrontés à une triple perspective : soit ils se fondent au sein de la population congolaise et perdent tout espoir de revenir vivre sur les collines de leurs ancêtres, soit ils rentrent au Rwanda, répondant en cela à l’appel des dirigeants de ce pays – ce que nombre d’entre eux feront à partir de la fin de 2002 -, soit ils poursuivent une lutte qui, graduellement, se criminalise et se transforme en banditisme pur.
Persuadé de son inanité, le général bloque in extremis, en juillet 2003, une ultime offensive concoctée par les plus durs de ses lieutenants. Il s’agissait alors d’infiltrer de mille à deux mille combattants au Rwanda pour y perturber l’élection présidentielle d’août. En contact indirect depuis plusieurs mois déjà, via des intermédiaires, avec le chef d’état-major de l’armée rwandaise, le général James Kabarebe, Paul Rwarakabije prend sa décision début octobre 2003, après la tenue des élections législatives. Grâce au téléphone satellitaire offert cinq ans auparavant par Joseph Kabila, il négocie directement avec Kabarebe les conditions de sa reddition. Le 14 novembre, lui et une centaine de ses hommes sortent de la forêt à 120 kilomètres de Bukavu, où des camions discrètement dépêchés par l’armée rwandaise viennent les recueillir pour les exfiltrer du Congo. « Curieusement, raconte-t-il, les autorités congolaises ont paru mécontentes de notre départ : si elles avaient pu s’y opposer, je crois qu’elles l’auraient fait. » Parvenu au Rwanda, Rwarakabije est transporté en hélicoptère jusqu’à l’aéroport de Kigali, où James Kabarebe en personne vient l’accueillir le 15 novembre. Le président Paul Kagamé le reçoit peu de temps après.
« Mon objectif, affirme-t-il aujourd’hui, est de faire revenir au Rwanda tous nos camarades et tous les exilés : ils n’ont rien à craindre ici. » Dix ans après leur fuite de Kigali, la page des rebelles hutus est-elle définitivement tournée ? Ce n’est pas encore tout à fait sûr. De onze mille à quatorze mille hommes, selon Paul Rwarakabije, demeurent encore dans les montagnes du Masisi, à deux journées de marche de la frontière rwandaise. Parmi eux, nombre de génocidaires avérés d’avril-mai 1994, qui savent que de retour au pays les tribunaux les attendent. L’avenir paraît bien sombre pour cette soldatesque perdue, vestige d’une époque révolue. « Pour eux, c’est vrai, je suis un traître, confie le général, mais je suis persuadé d’avoir fait le bon choix ; en fait, il n’y en a pas d’autre. » Soudain, dans ses yeux, passe comme l’ombre d’une immense fatigue. La vraie raison, peut-être, de son retour au bercail…

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