Fiasco des ADM : la guerre des responsabilités

Publié le 6 février 2004 Lecture : 6 minutes.

Dans les mois à venir, les services de renseignements britanniques et américains vont être sur la sellette. George Tenet, directeur de la Central Intelligence Agency (CIA), comme sir Richard Dearlove, patron du Secret Intelligence Service (MI6), peuvent trembler pour leur emploi. Il est maintenant évident que les renseignements qui ont été à l’origine de la guerre en Irak étaient désastreusement défaillants.
On n’a trouvé en Irak aucune arme de destruction massive (ADM) – nucléaire, chimique ou biologique -, bien que la prétendue existence de ces armes et la « menace imminente » qu’elles représentaient aient été les principaux arguments invoqués en faveur de la guerre. Et aucun lien n’a été établi entre Saddam Hussein et les attentats terroristes du 11 septembre 2001, bien que ce lien ait été présenté, particulièrement aux États-Unis, comme la raison pour laquelle le « changement de régime » en Irak était essentiel pour la sécurité américaine.
Cette insuffisance du renseignement est un énorme scandale dont les effets se feront sentir pendant des années dans la mécanique gouvernementale britannique et américaine. Il y aura nécessairement des victimes politiques, mais aussi des victimes dans la communauté du renseignement, même si la plupart de celles-ci resteront dans l’ombre. Il faudra peut-être des années pour qu’on ait un bilan complet. Sur qui doit-on rejeter la faute ? Sur les espions ou sur les hommes politiques ?
La guerre des responsabilités dans le fiasco fait rage non seulement entre les services et leurs chefs politiques, mais aussi à l’intérieur des différents services et entre eux, particulièrement aux États-Unis, où la communauté du renseignement coûte au contribuable la modeste somme de 40 milliards de dollars par an. Beaucoup de carrières lucratives et de budgets faramineux sont menacés.
Il existe aux États-Unis quinze « agences » chargées de recueillir et d’analyser les renseignements, dont six sont les plus importantes : la Central Intelligence Agency (CIA), la Defence Intelligence Agency (DIA), la National Security Agency (NSA), qui est responsable du système d’écoute électronique mondial et emploie des dizaines de milliers de personnes, le service de renseignement du département d’État (INR), le service de renseignements du département de l’Énergie et la National Imagery and Mapping Agency, qui fait travailler de nombreux satellites espions.
Le National Intelligence Council rassemble et exploite la production de ces six agences, dont il tire des National Intelligence Estimates – des estimations nationales de renseignement -, qui sont communiquées au président et aux autres dirigeants politiques. De la même manière, le Joint Intelligence Committee collecte et collationne le matériel fourni par les différents services britanniques à l’intention du Premier ministre et du cabinet. En théorie, le directeur de la CIA a autorité sur l’ensemble de la communauté américaine du renseignement. En pratique, cependant, chaque agence dispose d’une très grande autonomie et protège jalousement son territoire.

Le bureau des plans spéciaux
Il y a, aux États-Unis, une complication importante. Les faucons de Washington qui ont milité avec le plus d’ardeur pour la guerre contre l’Irak – des hommes tels que Paul Wolfowitz et Douglas Feith, numéros deux et trois du Pentagone, Richard Perle, alors président du Defence Policy Board (le Bureau de la politique de défense), et leur maître politique, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld – n’étaient pas satisfaits des renseignements qu’ils recevaient des services officiels américains. Voulant à tout prix apporter la preuve que Saddam avait des liens avec el-Qaïda et qu’il était sur le point d’acquérir une capacité nucléaire, ils ont créé au Pentagone leur propre unité de renseignement, qui a versé dans le sensationnel s’agissant des ADM de Saddam.
Cette unité, baptisée Office of Special Plans – Bureau des plans spéciaux -, était en contact étroit avec Ahmed Chalabi et d’autres opposants irakiens d’une fiabilité douteuse, ainsi qu’avec le Mossad israélien. La presse américaine a révélé que les agents israéliens étaient reçus au Pentagone sans formalités, sur le simple feu vert de Douglas Feith. L’Office of Special Plans ne travaillait pas main dans la main avec les autres services en place. Il court-circuitait la filière normale chargée de l’analyse et de la collation, et envoyait des informations brutes – souvent puisées à une seule source – directement au président et aux autres responsables politiques. La CIA semble ainsi avoir perdu le contrôle du flot de renseignements qui inspirait les décisions politiques. L’immense communauté américaine du renseignement a été neutralisée : la décision de faire la guerre a été prise sur la base de renseignements fortement « politisés », dont une bonne partie était manifestement bidon. Il est hors de doute que la CIA voudra régler ses comptes avec les personnages qui ont créé l’Office of Special Plans et terni la réputation de l’ensemble de la communauté américaine du renseignement.
Un des problèmes cruciaux de la campagne présidentielle sera le destin des faucons de Washington, dont beaucoup sont proches du Likoud israélien. Pour les regrets éternels d’une bonne partie de l’électorat britannique, Tony Blair a emboîté le pas, craignant certainement, s’il restait à l’écart, comme la France et l’Allemagne, de compromettre les « liens spéciaux » de la Grande-Bretagne et des États-Unis.
John Kerry est actuellement le candidat démocrate le plus probable dans la course à la Maison Blanche. « J’ai passé ma vie à me battre contre des intérêts puissants, déclarait-il récemment, et ce n’est qu’un début. J’ai un message pour les trafiquants d’influence, les pollueurs, les géants de la pharmacie, les compagnies pétrolières et tous les intérêts spéciaux qui sont aujourd’hui à la Maison Blanche comme chez eux, et mon message, c’est : nous arrivons, vous partez. La porte vous est ouverte. » L’avertissement aux faucons de Washington est clair.
D’ici à l’élection américaine, les dirigeants politiques des deux côtés de l’Atlantique s’efforceront de rejeter sur les services de renseignements la responsabilité du bourbier irakien. Il sera intéressant de voir si les agences de renseignements – ou quelques francs-tireurs – décident de contre-attaquer. Les espions ne voudront pas être les seuls boucs émissaires d’un échec coûteux. Ils savent mieux que personne dans quelle mesure le renseignement a été manipulé ou « politisé » pour vendre la guerre.

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Deux commissions d’enquête
Sous la pression de l’opinion publique, le président George W. Bush et le Premier ministre Tony Blair ont à regret accepté de nommer deux commissions, l’une américaine, l’autre britannique, pour enquêter sur les renseignements qui ont conduit à la guerre. Mais tous les deux ont fait du sur mesure.
La commission américaine, qui devrait être présidée par Brent Scowcroft, ancien conseiller à la sécurité nationale de George Bush senior, a dix-huit mois pour mener à bien ses travaux. Cela signifie que son rapport ne sera pas publié avant la présidentielle de novembre. Bush pourra, pendant la campagne, éluder les questions gênantes en répondant qu’il doit attendre que la commission ait établi la vérité. De toute façon, il a donné à cette commission un tel cahier des charges que la guerre en Irak sera vraisemblablement noyée dans un examen de l’ensemble des erreurs commises par les services de renseignements américains sur le terrorisme comme sur les programmes nucléaires, pas seulement de l’Irak, mais aussi de l’Inde, du Pakistan, de l’Iran, de la Corée du Nord, de la Libye, etc.
À l’opposé, le champ d’action de la commission de Blair est excessivement étroit. Elle doit enquêter sur la qualité des renseignements qui ont conduit à la guerre en Irak, mais pas sur l’usage qu’en ont fait les hommes politiques. Autrement dit, elle ne s’interrogera pas sur les raisons pour lesquelles Blair a décidé de rejoindre Bush sur le sentier de la guerre. Ce refus de s’attaquer au problème politique central a été longuement critiqué et a incité les libéraux démocrates – le troisième parti du pays après les travaillistes et les conservateurs – à refuser d’y participer.
Le choix qu’a fait Blair de nommer à sa tête lord Butler, secrétaire de cabinet du temps où Margaret Thatcher était Premier ministre, ressemble au choix qu’il avait fait de prendre lord Hutton pour diriger l’enquête sur la mort du conseiller scientifique David Kelly. Robert Butler et Brian Hutton sont des piliers de l’establishment dont on peut être sûr qu’ils ne feront pas de vagues.

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