Chronique d’une bavure ordinaire

Un témoignage rare sur la manière dont les Américains traitent les présumés terroristes.

Publié le 6 février 2004 Lecture : 6 minutes.

En août 2003, un petit épicier de Bagdad, Najim Abdulhussein, 52 ans, a été arrêté par les forces américaines avec son fils Qutaïbah, 17 ans. En septembre, leur famille était toujours sans nouvelles d’eux. Le Wall Street Journal a publié un article décrivant les efforts qu’elle a faits pour les retrouver. Abdulhussein a été libéré dans la première quinzaine de janvier avec d’autres détenus arrêtés par erreur ou dont on pensait désormais qu’ils ne présentaient plus de risques pour la sécurité.
Le Wall Street Journal a retrouvé Najim Abdulhussein dans sa petite épicerie. Sous la signature de Farnaz Fassihi, le quotidien américain a publié un autre article où le petit épicier raconte ses cinq mois de détention. C’est, écrit Farnaz Fassihi, « un témoignage rare sur la manière dont les États-Unis traitent les Irakiens suspectés d’être des résistants. Il montre aussi que le système de détention, débordé avec ses 9 500 prisonniers, peut avoir du mal à déterminer qui est vraiment dangereux ».
Les enquêteurs du Wall Street Journal n’ont pu avoir de contacts avec les personnes qui ont interrogé Abdulhussein, mais deux de ses compagnons de détention ont confirmé qu’il revenait des interrogatoires « profondément hagard ». Au Commandement central de Tampa, en Floride, qui supervise notamment les opérations au Moyen-Orient, on déclare que l’armée américaine respecte la Convention de Genève, et renvoie, pour en savoir davantage, aux autorités en place à Bagdad. Celles-ci reconnaissent que « si Abdulhussein dit vrai, le traitement qu’il a subi serait excessif et inacceptable ». Leur porte-parole, le commandant Grand King, explique que de tels faits « ne sont pas représentatifs de la grande majorité de la police militaire, mais qu’il n’est pas exceptionnel qu’une personne perde son sang-froid et décide qu’elle rendra la vie impossible aux prisonniers ».
Selon un rapport d’Amnesty International de juillet 2003, des détenus auraient été contraints de rester debout, immobiles, encapuchonnés, jusqu’à l’évanouissement. D’autres auraient été roués de coups.
Abdulhussein et son fils ont été arrêtés parce qu’on avait trouvé dans l’épicerie familiale des produits qui auraient pu être utilisés pour faire des explosifs. Selon la famille, ils ne servaient qu’à faire des ballons à l’hélium pour les enfants à l’occasion des fêtes musulmanes.
Le père et le fils ont été conduits d’abord à la base militaire de Ghazaliah, puis au centre de détention d’Abou Ghraib, rendu tristement célèbre sous Saddam Hussein. Là, ils ont été séparés. Qutaïbah a été envoyé dans un camp pour adultes jugés à faible risque, Abdulhussein dans le camp B, réservé aux détenus à haut risque, tels que les anciens fedayin de Saddam ou les anciens membres de la Garde républicaine. Ils étaient logés dans des tentes au sol recouvert de tapis. Certains avaient des matelas, d’autres pas. Chaque prisonnier recevait une couverture et une serviette de toilette, plus un numéro. Abdulhussein est devenu le « n° 150185 ». Au mois d’août, par une chaleur de 54 °C, les tentes n’avaient ni climatisation ni ventilateur. Elles n’ont pas été chauffées non plus, l’hiver venu. On a cependant distribué aux détenus des manteaux, des chapeaux, des gants et de nouvelles couvertures.
Le soir de son arrivée, Abdulhussein a subi son premier interrogatoire. Il a été questionné par trois Américains assis sur des chaises et assistés par un interprète arabe. Lui-même était à genoux dans le sable, les poignets liés par une bande de plastique. On lui a demandé de préciser son nom, son adresse, son niveau d’éducation, son métier et sa religion. Quand il a dit qu’il était sunnite, on lui a demandé s’il était wahhabite et s’il avait des liens avec Oussama Ben Laden. L’un des Américains lui a demandé pourquoi il avait une barbe qui lui donnait l’air d’un Iranien ou d’un Afghan. Un autre lui a dit qu’il était sûr de l’avoir vu en Afghanistan. « Je n’ai même jamais eu de passeport », a répondu Abdulhussein.
Dans les interrogatoires qui ont suivi, et qui avaient lieu un jour sur deux les premières semaines et duraient des heures, il était obligé de garder les mains sur la tête, assis en plein soleil dans une grande cour. Chaque fois qu’il répondait à une question, on l’accusait de mentir. « Je disais : « Je suis musulman, je ne mens pas, c’est vous les menteurs ! » » raconte-t-il aujourd’hui. On lui répétait que s’il n’avouait pas qu’il était un terroriste, il serait envoyé à Guantánamo ou qu’il ne reverrait jamais sa femme et ses enfants. Son pire souvenir est la séance où l’un des Américains lui a affirmé qu’il avait envoyé des soldats chez lui pour violer sa femme.
Abdulhussein explique qu’il a vu à deux reprises des représentants de la Croix-Rouge internationale, qui sont autorisés à visiter les centres d’internement et à parler aux détenus. Il s’est plaint des mauvais traitements subis pendant les interrogatoires. Nada Doumani, un porte-parole de la Croix-Rouge, a indiqué au Wall Street Journal qu’elle ne pouvait se prononcer sur le témoignage d’Abdulhussein, mais que lorsque la Croix-Rouge avait connaissance de mauvais traitements, elle les signalait aux autorités américaines.
Tous les soldats américains n’ont pas maltraité Abdulhussein. À l’hôpital où il a été soigné pour son épilepsie, certains lui ont offert une chaise pour s’asseoir ou de l’eau minérale pour se désaltérer.
Entre les interrogatoires, où on l’a aussi forcé à rester debout pendant treize heures et où on lui a brûlé le bras avec une cigarette, il partageait une tente avec vingt autres détenus et dormait sur un petit matelas. Il se réveillait tous les jours à 5 heures du matin et faisait sa prière. Puis marchait autour de la tente. Il se nourrissait de conserves de l’armée américaine. On lui avait conseillé d’éviter les boîtes numérotées de 2 à 22, qui contenaient de la viande de porc.
En octobre, quelques jours après le premier article publié par le Wall Street Journal, Abdulhussein a été convoqué par les autorités du camp. Il s’est retrouvé devant des visages inconnus. Mais, cette fois, ses interlocuteurs lui ont offert un siège et se sont montrés cordiaux. Ils lui ont dit qu’ils allaient s’informer pour savoir pourquoi il avait été arrêté et qu’il ne tarderait pas à revoir sa famille. Dans la semaine qui a suivi, il a été transféré au Camp 6, réservé aux détenus à faible risque. Il y a retrouvé Qutaïbah.
Abdulhussein a pu donner signe de vie à sa famille à la mi-novembre, de l’hôpital où il avait été admis. Il a remis un mot pour sa femme au médecin irakien qui le soignait. Après la capture de Saddam Hussein, que les détenus ont apprise par les soldats qui les gardaient, les Américains ont commencé à en relâcher par petits groupes. Trois fois par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi, ils faisaient un appel et annonçaient les numéros de ceux qui seraient libérés.
Abdulhussein et quatre-vingt-dix de ses camarades de détention ont été entassés sur trois camions conduits par des soldats américains. Ceux-ci les ont déposés sur la grand-route, loin de Bagdad. Sans argent et sans moyen de transport, ils ont attendu là plusieurs heures et ont réussi à rentrer chez eux en stop.
« Quand Najim Abdulhussein est arrivé chez lui, écrit Farnaz Fassihi, sa femme a fondu en larmes et ses jumeaux de 4 ans se sont accrochés à ses genoux. Un membre de la famille a couru à l’école chercher le fils cadet, Mohamed, 14 ans, qui, pendant l’absence de son père, avait fait marcher du mieux possible la petite épicerie. Mohamed est arrivé en courant, si vite qu’il a perdu en route ses chaussures et ses livres de classe. »

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