Ceuta, porte du paradis européen…
Chaque jour, des dizaines de clandestins, subsahariens pour la plupart, tentent de pénétrer dans cette enclave espagnole en territoire marocain.
« Le visiteur qui arrive à Ceuta découvre une station balnéaire unique, la porte d’entrée espagnole vers l’Afrique. Ses trois cents jours annuels d’ensoleillement en font une destination idéale toute l’année. » Cette brochure qui vante les charmes de cette enclave espagnole en territoire marocain est évidemment destinée au million de vacanciers qui envahissent tous les ans un espace de 19 km2 séparé de la péninsule Ibérique par seulement 22 km de mer. De quoi faire rêver les milliers d’Africains candidats au passage en sens inverse. Cap le plus avancé du nord de l’Afrique, ce port sous domination espagnole depuis le XVIe siècle apparaît comme la porte du paradis depuis l’entrée de l’Espagne dans la Communauté européenne en 1996. La cité maritime de Melilla, au nord de la ville marocaine de Nador, a connu le même destin. Ces deux enclaves fortifiées, conservées par Madrid lors de l’indépendance du Maroc en 1956, sont régulièrement revendiquées par le royaume chérifien.
Indifférents aux querelles diplomatiques, des dizaines de clandestins tentent chaque nuit leur chance. En 2003, selon la branche espagnole de Médecins sans frontières (MSF), qui a travaillé un an sur place avec les migrants, près de 3 000 personnes ont réussi à pénétrer secrètement dans cette zone peuplée de 75 000 habitants. « Essentiellement des Subsahariens », précise Jordi Costa, administrateur national de MSF Espagne. « Je croyais qu’il me suffisait de franchir physiquement cette frontière pour être tiré d’affaire, explique le jeune Gambien Ibrahim Touré. On m’a dit que, derrière cette muraille, j’étais en Europe. » Depuis quatre mois, cet homme de 23 ans en demande d’asile économique attend de pouvoir rallier l’Espagne. « Une frontière physique, on la franchit facilement avec du courage et de la chance, explique-t-il. Mais ce mur invisible qui se dresse devant nous pour avoir des papiers est infranchissable. »
Avec plus de 1 400 demandes d’asile en 2003, Ceuta s’est hissée à la deuxième place en Espagne après Madrid. Les demandeurs n’étaient que 372 en 2002 et 182 en 2001. À en croire les statistiques du ministère espagnol de l’Intérieur, 18 % des demandes auraient abouti en 2003. Pourcentage que la section locale de MSF Espagne revoit sérieusement à la baisse. Seuls 5 % des demandeurs d’asile auraient été autorisés à continuer légalement leur périple. Ce qui n’empêche pas les plus téméraires de poursuivre leur aventure. « Je pourrais tenter une traversée avec les passeurs, explique le jeune Tunisien Youssef Bediaf, qui voulait rejoindre sa mère en France. Mais j’ai peur de mourir. » Cet homme de 24 ans ne veut pas venir allonger la liste des 10 000 noyés recensés ces dix dernières années par plusieurs associations espagnoles.
Ce bout de terre qui s’avance dans les eaux de Gibraltar ressemble à une prison de haute sécurité. Miradors, barbelés et chiens annoncent la proximité de la forteresse européenne. Bienvenue à Ceuta. Les chauffeurs de taxi marocains sont priés de rester à bonne distance du poste-frontière. Les carrosseries luisent au soleil par dizaines. Ceux qui ont leur visa s’alignent dans la poussière pour un fastidieux examen de passage. Les appareils photo excitent la nervosité latente des gardes marocains et espagnols dans ce décor digne de Midnight Express.
Toutes les nuits, loin de ce poste-frontière surprotégé, des dizaines de clandestins tentent le passage en force. « On est passés par le grillage, dit Désiré. Comme tout le monde. » Ce Congolais a quitté son pays en avril dernier pour échapper aux violences des bandes armées dans l’est du pays. Au terme de cinq mois de voyage, qui lui ont coûté 1 200 euros (environ 800 000 F CFA), il a escaladé de nuit la muraille qui entoure le « paradis des achats ». Ce mur haut de plus de deux mètres et hérissé de barbelés marque les chairs des clandestins. « Nous nous enroulons des morceaux de jean autour des avant-bras et des jambes pour éviter de trop nous blesser », explique Désiré.
D’autres craignent les rondes de la garde civile espagnole le long des 8 kilomètres de frontière terrestre avec le Maroc et tentent leur chance par la mer. « On m’a donné une combinaison et, pendant deux heures, un homme équipé de palmes m’a tiré derrière lui, explique le Camerounais Raoul Mbassa. Si la garde maritime arrive, le gars nous lâche et se sauve dans la nuit. » Coût du remorquage : 600 euros. La plupart ne savent pas nager. Ceux qui survivent à l’épreuve arrivent sans papiers ni argent. Raoul a payé 2 000 euros aux passeurs son aller simple pour le Maroc. Il a mis plus de huit mois à faire le voyage et peut être expulsé à tout moment.
Au coeur de l’enclave, la lutte continue. Les clandestines, dont certaines achètent leur passage en se vendant aux gardes du poste-frontière, évoluent dans une jungle humaine dominée par les hommes. « C’est très dur pour elles, explique un jeune réfugié. Celles qui ne trouvent pas de protecteur se font violer. » Seule activité clandestine tolérée, la prostitution. « La passe avec une Africaine est à 5 euros, contre 60 euros pour une fille de Ceuta, explique Fouad Ali Amar, directeur d’une supérette dans le centre-ville et protecteur des clandestins de l’enclave. Ce sont surtout les Nigérianes qui se prostituent. » Né à Ceuta, la quarantaine branchée, cet Espagnol d’origine marocaine qui habille et nourrit les naufragés explique son étrange vocation : « Mes parents étaient comme eux quand ils sont arrivés. »
Les hommes tentent parfois de travailler comme gardiens sur les parkings mais sont chassés par la police. Les autorités espagnoles considèrent que le Ceti (Centre d’accueil temporaire) pourvoit à tous leurs besoins. Ce que le coordinateur espagnol national de MSF, Jordi Costa, appelle « une prison à ciel ouvert » offre 448 places, trois téléviseurs et quelques douches aux demandeurs d’asile. Huit personnes par chambre, et repas sommaires offerts aux occupants. Couvre-feu à 23 heures. Si les premiers soins sont assurés, les conseils juridiques semblent parcimonieusement prodigués par des avocats spécialisés que les immigrants voient trop rarement. Ce que Human Rights Watch dénonçait dans son rapport de juin 2002, en soulignant que « les irrégularités les plus flagrantes en matière d’immigration » avaient été relevées dans les villes de Ceuta et Melilla.
La petite Algérienne de 6 ans qui colle son visage aux grilles du Ceti peut en témoigner. L’enfant dort certes dans un vrai lit avec sa mère, mais son père est interdit de visite depuis décembre dernier. Après une altercation avec un gardien au cours de laquelle, selon plusieurs témoignages, le père de la petite aurait été battu, celui-ci dort seul dans la forêt. « Les familles ne sont pas séparées, affirme l’officier de presse du gouverneur. Je n’ai pas entendu parler de cette affaire en tout cas. »
Les réfugiés craignent l’arbitraire des gardes. Ceux-ci ont déjà prouvé par le passé qu’ils sont capables de déchirer un laissez-passer (donnant le droit d’accès au Centre) ou de passer à tabac un clandestin sur un coup de sang. « Plus de 500 demandeurs d’asile vivent dans des conditions très précaires hors du Ceti, affirmait le représentant espagnol du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), Carlos Boggio, en novembre. Parmi eux, 300 sont dans la nature. » Et de rappeler la directive européenne de janvier 2003 imposant aux gouvernements d’assurer des conditions de vie décentes aux demandeurs d’asile.
Après avoir accueilli dans leur propre maison vingt femmes africaines qui dormaient dans la rue, les Carmélites ont transformé cet hiver le collège Saint-Daniel en centre d’hébergement de nuit pour 260 personnes. Les autorités locales ont vu d’un mauvais oeil le fait que MSF monte une quarantaine de tentes pour héberger 400 personnes en juillet. « On nous a accusés de créer un appel d’air, dit le responsable local du projet MSF. Ce qui est complètement faux, car la plupart de ceux qui rallient Ceuta ne connaissent pas la législation ni les conditions de vie ici. » Le camp de fortune a finalement été démonté à l’aube d’un matin de septembre par près de deux cents hommes en armes.
Ces différents événements ont fini par braquer l’attention des médias espagnols sur un territoire dédié au tourisme. Fin décembre a été signé par les autorités de Ceuta un partenariat avec l’ordre de la Croix-Blanche, la Croix-Rouge et l’association espagnole Cear. Deux hôtels ont été réquisitionnés pour héberger 200 demandeurs d’asile. « On proposera trois repas par jour, on va construire quelques douches et une antenne sanitaire pour ceux qui ne sont pas logés dans le Ceti », affirme l’officier de presse du gouverneur. Du coup, MSF se retire de la zone, mais gardera un oeil vigilant sur la situation et reviendra si nécessaire.
Selon Jordi Costa, les instructions reçues par les autorités locales auraient récemment changé. Fin septembre, elles laissaient filer vers l’Espagne environ trente personnes par semaine avec ou sans papiers. Début décembre, le quota est passé à près de quatre-vingts. Aucun motif humanitaire dans cette évolution, mais plutôt le souci de vider la ville de ceux qui ne peuvent être ni régularisés ni rapatriés. Les autorités locales sont encouragées dans cette voie par la nouvelle politique marocaine en matière d’émigration : un changement illustré par le discours de fermeté tenu par l’ambassadeur du Maroc en Espagne Abdesslam Baraka, le 14 janvier, et par l’accord de rapatriement des mineurs marocains signé le 23 décembre entre Madrid et Rabat. Ces récents « affranchis » pourraient être les derniers clandestins à rallier la « grande Espagne » par une enclave qui deviendra alors véritablement le havre de paix que vante la brochure. Du moins pour les touristes.
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