La vie de Stéphanie St-Clair alias « Queenie », la reine de Harlem, au cœur d’un roman graphique

Elizabeth Colomba et Aurélie Lévy redonnent vie à Stéphanie St-Clair, martiniquaise cheffe de gang, dans un roman graphique soigné, « Queenie, la marraine de Harlem », dont Hollywood a déjà acheté les droits.

« Queenie » © Editions Anne Carrière

« Queenie » © Editions Anne Carrière

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 22 septembre 2021 Lecture : 6 minutes.

Et si Harlem renaissait à nouveau, sous les traits d’une femme puissante, voire dangereuse ? L’image la plus connue de Stéphanie St-Clair la montre souriante, presque mutine, le cou ceint de fourrure, les cheveux couverts d’un voile. La cheffe de gang est à la fois élégante et belle.

Après avoir fait l’objet, en 2014, d’une biographie signée par Shirley Stewart (The World of Stéphanie St. Clair. An Entrepreneur, Race Woman and Outlaw in Early Twentieth Century Harlem), puis en 2015 d’un roman de Raphaël Confiant (Madame St-Clair, reine de Harlem), la Martiniquaise qui régna sur la loterie clandestine dans le New York du début du XXsiècle est aujourd’hui l’héroïne d’un roman graphique scénarisé par Aurélie Lévy et dessiné par Elizabeth Colomba : Queenie, la marraine de Harlem.

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Gangster au féminin

« Cet intérêt récent pour l’itinéraire singulier de Stéphanie St-Clair est sans doute politique, explique Aurélie Lévy. On parle de plus en plus des femmes, de plus en plus des Noirs, le moment est opportun – même si les Africains-Américains ont toujours étudié leur propre histoire. Il y a beaucoup de choses sur elle, aujourd’hui ; il y a quelques années, cela n’aurait peut-être pas intéressé grand-monde. »

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Il faut dire que l’itinéraire de cette femme est singulier. Née en 1897 à la Martinique, orpheline de mère en 1908, elle rejoint les États-Unis au mois de juillet 1911 en ayant falsifié ses documents de voyage, se vieillissant de dix ans et faisant croire qu’elle était née à Marseille, en 1887. Après un séjour de cinq ans à Montréal, elle retourne à New York et s’installe à Harlem, comme beaucoup d’Africains-Américains et de Caribéens. Là, elle s’adonne peu à peu à différentes activités illégales et fort lucratives, dont la loterie clandestine, défiant la mafia comme les autorités.

Autant d’activités qui auraient dû rapidement la conduire entre quatre planches, mais avec la complicité de son fidèle Ellsworth « Bumpy » Johnson, elle survivra à la prison, passera des accords avec le parrain Lucky Luciano et se permettra d’envoyer un télégramme au gangster ultraviolent Dutch Schultz, sur son lit de mort : « As ye sow, so shall ye reap. » (« On récolte ce que l’on sème »). Elle vivra jusqu’en décembre 1969 et l’on ne peut que regretter qu’aucun biographe ne se soit penché sur son histoire avant cette date : elle aurait eu bien des choses à raconter et bien des éléments à préciser.

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Pour autant, les deux autrices de Queenie n’ont pas cherché à cerner la vérité historique de cette femme qui sut s’imposer dans un milieu de bandits, pour l’essentiel masculin. « En réalité, on connaît à peine son âge, précise Aurélie Lévy. On ne sait pas vraiment comment elle a commencé, comment elle a gagné ses premiers 10 000 dollars. Était-elle une prostituée ? Une mère maquerelle ? Ce qui tient lieu aujourd’hui de biographie officielle contient beaucoup de déductions. On peut donc se permettre d’avoir d’autres déductions. Pour écrire Queenie, nous avons choisi la fiction. En suivant le fil rouge de l’existence de Stéphanie St-Clair, nous avons tenté de reconstruire le monde autour d’elle, d’en restituer l’atmosphère. »

« Elle a bâti sa légende »

L’idée est venue d’Elizabeth Colomba, 45 ans, artiste d’origine martiniquaise dont le travail porte essentiellement sur le corps noir dans la peinture. « Stéphanie St-Clair, ma mère m’en avait parlé, mais je n’en avais guère prêté attention, se souvient-elle. J’ai commencé à faire des recherches et je me suis rendu compte qu’il n’y avait finalement que peu de choses sur elle. J’ai lu le roman de Raphaël Confiant, la biographie de Shirley Stewart, et j’ai eu envie de la raconter. J’en ai parlé à Aurélie. » Laquelle a aussitôt été séduite tant par le personnage que par son entourage. « Stéphanie St-Clair était moderne pour son époque, elle utilisait les médias, elle se mettait en scène, dit-elle. Aujourd’hui, elle aurait un reality show. Elle avait compris que l’image était importante, elle savait comment construire un territoire, elle a bâti sa légende. Le fait qu’il y ait si peu d’informations sur elle en dit long sur ce qu’elle a caché ! »

"Queenie" © Editions Anne Carrière

"Queenie" © Editions Anne Carrière

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Rien d’étonnant, dans ce contexte, que le scénario de Queenie se concentre en grande partie sur l’amitié – la complicité ? L’amour ? – qui lie Ellsworth Bumpy Johnson à la marraine de Harlem. « Elizabeth et moi sommes amies depuis longtemps, nous avons souvent écrit des histoires qui n’ont jamais vu le jour, affirme Aurélie Lévy. Nous avons coécrit Queenie en anglais avec une approche scénaristique rigoureuse, comme un thriller. C’est sans doute un peu éloigné de ce qui a pu être rapporté sur Stéphanie St-Clair, mais notre ambition était surtout de faire revivre le Harlem de l’époque. » C’est là, sans doute, la plus grande réussite de ce roman graphique qui restitue à la fois l’énergie et la violence de New York, entre prohibition, trafics, lutte pour les droits civiques et renaissance d’Harlem.

Cet intérêt récent pour l’itinéraire singulier de Stéphanie St-Clair est sans doute politique. On parle de plus en plus des femmes et des Noirs, le moment est opportun

Avec beaucoup de liberté, Queenie convoque une ribambelle de personnages ayant marqué l’histoire, les bandits Bumpy Johnson, Dutch Schulz et Lucky Luciano, bien entendu, mais aussi le photographe Weegee connu pour ses images souvent morbides de la vie nocturne, les musiciens Thelonious Monk et Duke Ellington, l’intellectuel et militant africain-américain W.E.B Du Bois, qui fut le voisin de Stéphanie St-Clair dans son immeuble d’Edgecombe Avenue, l’artiste peintre Charles Alston, le pasteur Father Divine ou encore le boxeur Jack Johnson, champion du monde poids lourds en 1908, qui ouvrit le restaurant night-club Black and Tan avec son épouse blanche puis, bien des années plus tard, le Club Deluxe, à l’angle de la 142rue et de Lenox, qui deviendrait le fameux Cotton Club.

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Long travail de recherches

Autant d’éléments qui ont demandé beaucoup de recherches, en particulier sur le plan graphique. « Les lieux, les costumes sont reproduits avec exactitude, explique Elizabeth Colomba, qui a travaillé sur palette graphique. J’ai utilisé des photos anciennes de Harlem, des archives du Fashion Institute of Technology et du Metropolitan Museum of Art (Met), des catalogues de Chanel et Balenciaga, parce que Stéphanie St-Clair faisait sans doute très attention à sa garde-robe. J’ai visionné le film de Francis Ford Coppola, The Cotton Club, pour pouvoir recréer l’ambiance de la salle… J’ai cherché à quoi ressemblait une cabine de bateau pour se rendre à Ellis Island… Dès que l’on se plonge dans ce genre de recherches historiques, tout est sujet à questionnement ! Mais dans le Harlem d’aujourd’hui, beaucoup de choses sont restées telles quelles. J’habite dans un immeuble de 1913, les plans des appartements sont identiques et j’ai pu recréer les pièces. »

Ce roman graphique restitue à la fois l’énergie et la violence de New York, entre prohibition, trafics, lutte pour les droits civiques et renaissance d’Harlem

Habituée à dessiner des storyboards pour Hollywood, la peintre a utilisé le visage d’une Martiniquaise de sa connaissance pour incarner la cheffe de gang. Aurélie Lévy soutient n’être intervenue qu’à de rares reprises à propos du dessin. « Il y a une véritable osmose entre nous et nous mettons très peu d’ego dans le travail : tout doit servir l’histoire. Je suis très admirative du talent d’Elizabeth. » Dans un genre très différent de son travail sur toile, la peintre a opté pour une ligne claire et un noir et blanc dense qui restitue avec précision l’architecture des corps et des lieux.

Une approche rigoureuse qui n’empêche pas de superbes moments oniriques – une pluie de cendres lors de l’éruption de la montagne Pelée, en Martinique, en 1902 – ou des apartés plus politiques, comme celui de la page 71 où un Amérindien résume ainsi un débat qui eut lieu en 1965 entre James Baldwin et William Buckley. Le sujet en était « le rêve américain aux dépens du Noir américain ». Baldwin fit cette remarque : « C’est un choc immense, à l’âge de 5, 6 ou 7 ans de découvrir que le drapeau auquel vous prêtez allégeance, comme tous ceux qui vous entourent, ne vous prête aucune allégeance en retour. C’est un choc immense de découvrir qu’enfant, vous vous identifiez à Gary Cooper quand il tuait des Indiens, alors que finalement l’Indien, c’est vous. »

Queenie, racontée par Elizabeth Colomba et Aurélie Lévy, c’est toute la complexité d’un personnage victime et bourreau, c’est le rêve américain dans ce qu’il a de plus beau et de plus sordide. En toute logique, Hollywood a acheté les droits du roman graphique et en fera soit un film, soit une série. À sa sauce.

Queenie, la marraine de Harlem, p.,

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