Alain Juppé

Condamné dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, le numéro un du parti présidentiel a décidé de faire appel. Et de rester dans la vie politique.

Publié le 6 février 2004 Lecture : 6 minutes.

C’est un paradoxe dont il se serait bien passé. Voilà enfin Alain Juppé, sinon aimé, du moins approuvé par les Français dans des proportions qu’il n’avait encore jamais connues. Selon un sondage de l’Institut Ifop, 62 % d’entre eux louent sa décision de rester dans la vie politique contrairement à l’intention qu’il avait manifestée un moment. Mais, pour arriver à ce résultat « flatteur », il aura fallu que l’ancien Premier ministre, « le meilleur d’entre nous », comme le qualifia un jour Jacques Chirac, soit reconnu coupable d’avoir usé, pour le compte de son parti, du système des emplois fictifs grâce auquel des salariés étaient rémunérés par des entreprises ou des institutions pour des travaux qu’ils n’effectuaient pas.
Il aura fallu encore qu’il soit condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et frappé d’inéligibilité pendant dix ans, qu’il fasse appel de cette décision de justice et qu’il vienne s’expliquer, en direct, à la télévision, scruté par quelque 13 millions de téléspectateurs, un chiffre record. Bref la « victoire », si on ose dire, est amère, et son prix, lourd à payer. Même s’il peut espérer devenir enfin populaire après avoir été jugé polaire pendant si longtemps.

C’est qu’Alain Juppé n’est pas de ces hommes politiques qui ont le tutoiement et la poignée de main faciles. Ce sec ne possède pas la rondeur qui fait merveille chez l’électeur. La pudeur et la réserve sont plutôt ses compagnes familières. Il a l’orgueil des timides et la solitude des grandes intelligences, et inversement. « Je n’aime pas du tout éprouver le sentiment d’avoir dit une bêtise. Je me sens humilié », a-t-il confié un jour. Aussi force-t-il le respect sans déclencher la ferveur. Spontanément, l’estime se porte davantage vers lui que la sympathie. Au point que cet introverti, chaleureux quand il se sent en confiance, guindé quand il ne connaît pas l’interlocuteur, puise sa détermination et son envie de se battre dans ses convictions et non, comme tant d’autres politiciens, dans la camaraderie et la fraternité militantes. Pourtant, c’est aussi un homme de parti, loyal et fidèle, au moins à Jacques Chirac, son mentor, dont il a payé devant un tribunal les travers et les méthodes peu orthodoxes pour diriger le mouvement, s’affranchissant des règles si besoin était.

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En ce sens, il y a, à la fois, de la grandeur et du pathétique chez Juppé. De la grandeur dans sa solitude et dans son itinéraire typiquement républicain. Issu d’un milieu modeste, il s’est hissé au sommet de l’État à force de travail et de mérite. Du pathétique dans son incapacité à se rebiffer devant l’autorité paternelle, entendez celle de Jacques Chirac, et à accepter les petites magouilles partisanes, y compris financières, sans s’en choquer et sous le prétexte que la République a toujours été bonne fille. Après tout, en dépit de l’image d’Épinal que la Chiraquie entend donner d’Alain Juppé, celui-ci a fait bénéficier sa famille de plusieurs facilités. Et il sait, comme n’importe qui en politique, pratiquer les petits arrangements entre amis, lui qui fut un temps chargé des finances de la mairie de Paris, dont les moyens sont considérables.
Comme souvent dans sa vie, cet homme patient et ambitieux va encore devoir faire oeuvre de dévouement, quitte à se renier. À plusieurs reprises, lui, considéré comme le dauphin officiel de Chirac, avait expliqué qu’il abandonnerait la vie publique s’il était condamné et répondrait enfin aux sirènes de « l’autre vie », celle professionnelle qui existe en dehors de la politique, celle encore avec sa femme Isabelle, une ancienne journaliste de La Croix, et sa petite fille de 8 ans, Clara. Pourtant, il a renoncé à sa révolte. Car, à force d’explications stratégiques, d’arguments psychologiques et d’exhortations affectives, Chirac l’a convaincu de rester. Pourquoi cette attitude présidentielle ? D’abord, le chef de l’État, en vieux routier de la politique, considère que l’avenir n’est jamais écrit. Même si les spécialistes du droit jugent que la cour d’appel confirmera forcément la décision du premier tribunal, Chirac est persuadé qu’une cour peut changer ce qu’une autre a décidé. Son expérience lui dicte que des retournements peuvent toujours se produire, et lui-même, qu’on a si souvent annoncé définitivement vaincu, a montré combien on pouvait forcer le destin. Ensuite et surtout, le chef de l’État a besoin de temps pour réorganiser son dispositif et sa stratégie.
Fondamentalement, il garde l’état d’esprit d’un chef de parti, croyant au poids d’un appareil politique, à l’importance de l’organisation et au travail des militants. Or Juppé n’est pas seulement député et maire d’une grande ville de France, Bordeaux. Il préside aussi l’UMP, le parti de la droite, celui du président. Il inspire également beaucoup la politique gouvernementale, toujours très largement conçue à l’Élysée. Ainsi, il a été un de ceux qui ont voulu la loi contre le voile à l’école et qui en ont élaboré les principes. Qu’il abandonnât et, pour Chirac, se posaient aussitôt deux problèmes. Ni l’un ni l’autre n’étaient insolubles, mais les deux étaient délicats. Le premier, le plus facile à traiter, impliquait, pour le chef de l’État, la perte d’un homme qui continue à le nourrir d’idées, en qui il a une totale confiance tout en connaissant ses défauts. Le second était celui de l’UMP. Qui y mettre ? Introniser Raffarin était non seulement contraire aux statuts du mouvement, mais risquait de changer l’image du Premier ministre et d’affaiblir sa très lente remontée dans les sondages. Mettre en place le numéro deux de l’UMP, le libéral Jean-Claude Gaudin, aurait entraîné le déchaînement des ambitions pour l’élection d’un nouveau dirigeant en novembre prochain et favorisé la venue de Nicolas Sarkozy, toujours très populaire dans l’opinion et toujours détesté à l’Élysée. Convaincre Juppé de se maintenir avait l’avantage de permettre d’organiser la suite sans pression. Cette solution présentait des inconvénients : aller à la bataille de quatre élections importantes d’ici à novembre (régionales, cantonales, européennes et sénatoriales) avec un chef affaibli et, sans doute, conforter l’impact du Front national, le mouvement d’extrême droite, pour qui la corruption et les combinaisons des partis sont des thèmes de campagne privilégiés.
Encore ne faut-il pas voir en ces tactiques que des jeux d’appareil. Ni sous-estimer la décision personnelle de Juppé, trop souvent présenté, à tort, comme obéissant aveuglément aux désirs chiraquiens. Cet homme a aussi le cuir dur, ayant fait toute sa carrière dans la politique, et a réellement été ému par les milliers de messages de sympathie qu’il a reçus. Déjà, il avait écrit un jour : « La politique est un lieu de passion donc d’enthousiasme et de souffrance. L’enthousiasme, je l’ai. La souffrance, je l’accepte. » À l’inverse, il ne faut pas surestimer l’épouvantail que constituerait Sarkozy. Les chiraquiens eux-mêmes considèrent qu’ils ne peuvent pas grand-chose contre la popularité actuelle du ministre de l’Intérieur. Et de penser qu’il sera toujours temps de le contrer, le moment venu, lors de la présidentielle.

La vérité profonde sur le maintien de Juppé à ses mandats tient à la situation même de Chirac par rapport aux affaires. Lui parti, le président se retrouvait en première ligne, contraint de répondre, à nouveau, aux soupçons de la justice, amplifiés par la gauche, concernant le financement du RPR sous son règne. Certes, la question reste implicite même si les juges qui ont condamné son ancien Premier ministre ont évoqué sa responsabilité directe dans leurs attendus. Mais Juppé, en gardant les projecteurs braqués sur lui, sert, une fois encore, de fusible pour le chef de l’État. De plus, pour le moment, même très diminué, il comble toujours un vide. Sans lui, la situation à droite se résumerait à un face-à-face Sarkozy-Chirac. Les proches de ce dernier ne cachent plus désormais leur objectif prioritaire : « Maintenant, il faut sauver le président », dit l’un d’eux. C’est au point que des juristes ont été chargés de travailler sur l’hypothèse d’une nouvelle loi d’amnistie. Rien, bien sûr, n’est décidé, d’autant que cela serait politiquement très difficile à mettre en route. Reste que la démarche traduit bien le souci des chiraquiens. C’est pourquoi, au-delà des apparences, « l’homme de la semaine » est autant Juppé que Chirac.

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