Un grand vide

Tournant majeur à l’échelle régionale, la disparition d’Ariel Sharon de la scène politique sera-t-elle pour autant une chance pour la paix ?

Publié le 9 janvier 2006 Lecture : 6 minutes.

Le 11 novembre 2004, Ariel Sharon avait salué la mort de Yasser Arafat, son ennemi de toujours, comme le début d’« une nouvelle ère » et « une chance pour la paix ». Mais si elle ouvre, elle aussi, une nouvelle ère, la mort politique du Premier ministre israélien, devenue inéluctable après son grave accident cérébral de la semaine dernière, sera-t-elle pour autant une chance pour la paix ? Rien n’est moins sûr, même si la période d’incertitude qu’elle ouvre pourrait amener, une fois le choc passé – ou peut-être grâce à lui -, les acteurs politiques des deux côtés du « mur de séparation », érigé du temps où Sharon et Arafat conduisaient encore leurs peuples, à se montrer plus réalistes. Et à comprendre que deux peuples voisins, condamnés à coexister, ne peuvent continuer à se faire la guerre indéfiniment et à ériger des murs de suspicion, de haine et de peur. En ces temps graves, où la vie d’un homme, qui a été un acteur excessif de tous les drames du Proche-Orient, tient à un souffle – et l’explosion des violences à une étincelle -, ne pourrait-on espérer que les « héritiers », des deux côtés de la « barrière de sécurité », redonneront du souffle à un processus de paix qui a tant besoin, lui aussi, d’être réanimé ?
Au moment où nous mettions sous presse, Sharon, 78 ans, était dans un coma profond, placé sous respiration artificielle et luttait encore contre la mort, au département de neurochirurgie de l’hôpital Hadassah, à Ein Karem, un faubourg de Jérusalem, où il avait été admis d’urgence, quarante-huit heures auparavant à la suite d’une attaque cérébrale. Le « bulldozer », surnommé ainsi par ses compatriotes en référence à son caractère obstiné et fonceur, qui a écrasé de tout son poids la vie politique israélienne au cours des cinq dernières années, avait subi, dans la nuit du 4 au 5 janvier, deux opérations, dont la première a duré six heures, pour stopper une hémorragie cérébrale. Mais son état restait critique et ne laissait que peu d’espoir de rémission.
Au terme d’une année éprouvante en raison du retrait de la bande de Gaza, décidé et mené à terme en septembre 2005, après trente-huit années de présence israélienne, cette seconde attaque cérébrale en moins de deux semaines – la première, le 18 décembre, moins grave, avait nécessité des soins d’urgence à l’hôpital et un traitement aux anticoagulants pour éviter une nouvelle attaque – l’a terrassé à la veille d’une campagne électorale déterminante pour son avenir politique et pour celui de Kadima (« En avant »), son nouveau parti, d’obédience centriste, fondé en novembre 2005 après sa démission du Likoud, devenu très hostile à sa politique de démantèlement des colonies.
La nouvelle attaque a surpris le Premier ministre dans son ranch du Néguev, alors qu’il dînait avec son fils, l’ancien député Omri Sharon, quelques heures après que la police israélienne eut fait état de soupçons de corruption à l’encontre de ce dernier, qui aurait reçu d’un milliardaire autrichien, Martin Schlaffe, 3 millions de dollars de pots-de-vin, destinés au financement illégal de la campagne de son père pour les élections de 1999. Sharon était donc très perturbé et appréhendait l’opération du coeur qu’il devait subir quelques heures plus tard.
Le 5 janvier, en fin de matinée, alors que l’état de santé du Premier ministre était jugé précaire, une réunion d’urgence du gouvernement a lieu durant laquelle le vice-Premier ministre et ministre des Finances, Ehoud Olmert, 60 ans, homme politique chevronné et fidèle lieutenant de Sharon, prend officiellement les fonctions de chef de gouvernement par intérim. La Loi fondamentale stipule qu’il devra exercer ses fonctions pendant cent jours. Au 101e jour, le président, Moshé Katsav, doit dissoudre le gouvernement et confier à un des 120 députés de la Knesset le soin de former dans les quatorze jours un nouveau gouvernement, avec une possibilité d’extension de deux semaines supplémentaires. Problème : aucun député ne dispose actuellement d’une assise parlementaire suffisante pour former une coalition gouvernementale. Mais on n’en est pas encore là. Le scrutin du 28 mars, qui devrait se tenir à la date prévue, permettra sans doute d’élire un nouveau Premier ministre. En attendant, les institutions démocratiques israéliennes continueront de fonctionner normalement. Un exemple que les chefs d’État de la région devraient méditer…
À trois mois des élections générales anticipées, que Sharon avait lui-même provoquées par sa démission du Likoud, le retrait brutal du Premier ministre de la scène politique a plongé Israël, et toute la région du Proche-Orient, dans une atmosphère d’incertitude empreinte d’inquiétude. En sombrant dans le coma, Arik laisse orphelin son nouveau parti, Kadima, grand favori des législatives du 28 mars. Prétendre que ce parti n’est pas celui d’un seul homme, Sharon en l’occurrence, qui le personnifie le mieux, mais qu’il incarne aussi une vision, un projet et une politique, comme essaient de l’expliquer certains des membres de cette formation encore en gestation, n’est pas totalement infondé. Mais il est vrai qu’en l’absence de Sharon, et de la garantie qu’il représente aux yeux des Israéliens, Kadima risque de ne pas faire le poids dans une consultation électorale, malgré le renfort de grosses pointures, comme l’ancien Premier ministre travailliste Shimon Pérès ou le ministre de la Défense Shaul Mofaz.
On devrait donc s’acheminer, selon toute vraisemblance, vers ce que Hamid Barrada (voir ci-dessous) appelle une « normalisation de la vie politique israélienne », c’est-à-dire un retour à la polarisation classique entre le Parti travailliste, revu et corrigé par Amir Peretz, et le Likoud version Benyamin Netanyahou, plus marqué à droite. À moins que Kadima ne parvienne, dans les semaines à venir, à fédérer les autres partis centristes et les forces favorables à la reprise du processus de paix.
Côté palestinien, la « disparition » de Sharon en a réjoui plus d’un, et plus particulièrement les activistes de la bande de Gaza, qui n’ont pas manqué de manifester leur joie. Le parti islamiste Hamas a ainsi estimé que le Proche-Orient serait « un meilleur endroit » sans lui, alors que le Djihad islamique a déclaré qu’il « ne le regrettera pas ». Il faut dire que Sharon avait fait du désarmement des groupes radicaux, sinon de leur démantèlement, une condition à tout progrès dans le processus de paix.
Officiellement, et bien qu’il ait souvent dénoncé l’approche unilatérale du Premier ministre israélien, qu’il accuse de poursuivre une politique de force sans perspective de paix, le président de l’Autorité palestinienne n’a pas manqué d’appeler le bureau de celui-ci pour exprimer son inquiétude, s’enquérir de sa santé et lui souhaiter un prompt rétablissement. Mahmoud Abbas était sans doute sincère. Car, en dépit de son image négative dans l’opinion palestinienne en raison de son passé belliqueux, Sharon apparaissait, paradoxalement, aux yeux de nombreux responsables palestiniens, comme le principal garant, en Israël, d’une hypothétique poursuite du processus de paix au Proche-Orient. Ces derniers pensent, à tort ou à raison, qu’en vertu de son passé de faucon il pouvait difficilement être suspecté de complaisance à l’égard des Palestiniens et, partant, était le mieux placé pour prendre des mesures audacieuses ou impopulaires, comme la reprise des négociations de paix.
Cette considération, mêlée de défiance, que les officiels palestiniens vouent à Sharon a été bien exprimée par Leïla Chahid, ancienne représentante de l’AP en France, lorsqu’elle a dit de lui : « C’est un homme qui a toujours fait ce qu’il a dit ; dit ce qu’il allait faire et agi avec beaucoup d’intelligence politique, même si cela n’a pas toujours été dans le sens qu’on aurait voulu. »
À trois semaines des législatives palestiniennes, dont l’issue reste incertaine pour le Fatah, qui risque de perdre le pouvoir dans les territoires autonomes, la perspective de voir un vide politique – ou une crise de gouvernement – s’installer en Israël n’augure rien de bon pour les Palestiniens, car elle pourrait inciter les Israéliens à faire une surenchère politique et militaire à leurs dépens et mettre ainsi en péril un processus de paix déjà mal en point.
Il va sans dire aussi qu’une montée de l’extrême droite ultranationaliste en Israël n’aura qu’une seule conséquence de l’autre côté du mur : doper les groupes radicaux. Et donc relancer la violence et sonner le glas de la paix. Toutes choses que Palestiniens, Israéliens et parrains de la « feuille de route » (États-Unis, Union européenne, ONU et Russie), sans parler des principaux acteurs régionaux (la Syrie, mise au ban de la communauté internationale, le Hezbollah, isolé, l’Égypte, soucieuse de sécuriser ses frontières nord avec Gaza, etc.), voudraient surtout éviter. De quelle manière ? En comblant très vite le grand vide laissé par la « disparition » d’Ariel Sharon, dont on pourra alors dire qu’elle a été, elle aussi, une « chance pour la paix ».

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