Roger Dehaybe

Au terme de deux mandats de quatre ans, il quitte son poste d’administrateur de l’AIF. Et dresse avec J.A.I. le bilan de son action.

Publié le 9 janvier 2006 Lecture : 10 minutes.

C’est un homme étonnant et multiple, né à Liège, en Belgique, en pleine Seconde Guerre mondiale. Un amoureux de la langue française, fondateur, dans sa jeunesse, d’une compagnie théâtrale, doublé d’un militant anticolonialiste. Un homme politique – de gauche – doublé d’un diplomate. Un « Africain » d’adoption, enfin.
Depuis le mois de janvier 1998, Roger Dehaybe était administrateur de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF). Au terme de deux mandats, il quitte son poste avec le sourire, sans regrets apparents. Peut- être aurait-il pu le conserver, mais il croit aux vertus du changement. Quoi qu’il en soit, son bilan est plus qu’honorable. Depuis huit ans, la Francophonie s’est modernisée. D’indéniables progrès ont été réalisés dans la gestion et l’efficacité de la coopération. Des textes fondateurs sur la démocratie ou la diversité culturelle ont été adoptés. Enfin, les deux branches de la Francophonie – l’OIF, son instance politique, et l’AIF, vouée à la coopération – ont été réunifiées.
À quelques heures de laisser la place à son successeur, le Canadien Clément Duhaime, et avant d’aller saluer Abdou Diouf, le secrétaire général de l’OIF, Roger Dehaybe nous a reçu dans son bureau, au milieu des cartons. Pour tirer avec passion les leçons de son aventure francophone.

Jeune Afrique/L’intelligent : Vous quittez la maison francophone alors que, lors de la conférence ministérielle de Madagascar (22-23 novembre), un noeud institutionnel semblait avoir été dénoué. Aujourd’hui, l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) et l’Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF) ne forment plus qu’une seule et même entité. Reste à savoir qui a absorbé qui…
Roger Dehaybe : Replaçons les choses dans leur contexte. Avant le sommet de Hanoi, en 1997, certains États avaient exprimé le souhait de voir la Francophonie devenir plus politique. D’autres craignaient que cette politisation ne se fasse au détriment de la coopération économique. Un compromis a finalement été trouvé. Une Francophonie politique a bien été créée et confiée à un secrétaire général, en l’occurrence Boutros Boutros-Ghali. Mais les missions de développement et de coopération ont été maintenues et placées sous la responsabilité de l’Agence. Cette cohabitation de deux idées a fonctionné pendant huit ans. Je sais que certains journaux, y compris le vôtre, ont parfois insisté sur la concurrence et les frictions existant entre ces « deux Francophonies ». La vérité est qu’elles ont, ensemble, réalisé beaucoup de choses, qu’il s’agisse de la modernisation de l’Agence, de la déclaration de Bamako, ce véritable texte fondateur en matière de démocratie,ou de la Conférence des ministres de la Culture, à Cotonou, qui s’est engagée sur la question fondamentale de la diversité culturelle.
J.A.I. : Mais qui était le patron ?
R.D. : Les rôles ont toujours été clairement définis. Il y avait un patron de l’ensemble francophone, le secrétaire général de l’OIF, et un adjoint, l’administrateur de l’AIF, c’est-à-dire moi-même. Avec l’arrivée d’Abdou Diouf, un ancien chef d’État, cette répartition naturelle des choses s’est affirmée. Et c’est cette expérience de plusieurs années de collaboration entre « politique » et « coopération » qui a permis d’aboutir, presque aussi naturellement, à la fusion des deux instances.
J.A.I. : Le « politique » prime-t-il le « développement » ?
R.D. : Personne ne prime personne. En novembre 2004, le sommet de Ouagadougou a défini les priorités pour les dix ans à venir. Celles-ci incluent à la fois le politique et l’économique. Dès lors, la simplification institutionnelle devenait presque une formalité. Le traité qui sert de base à la Francophonie, c’est celui de Niamey (1970), qui a créé l’Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), devenue AIF en 1998, puis OIF en novembre 2005. Mais personne n’a gagné ni perdu dans l’opération. Quand la chrysalide devient papillon, on ne dit pas qu’elle absorbe le papillon !
J.A.I. : Certains sont convaincus que si vous étiez resté à l’Agence, vous auriez défendu avec vigueur son autonomie…
R.D. : Parlez-en au président Diouf. J’ai toujours été partisan de l’unicité de l’institution francophone. Lors d’une réunion de représentants de chefs d’État, une fois établi le consensus sur le projet de fusion, Diouf a eu l’élégance de dire : « Mes amis, celui qui m’a proposé cette réforme, c’est Dehaybe. »
J.A.I. : Comment les pouvoirs seront-ils répartis entre le secrétaire général et le nouvel administrateur ?
R.D. : Je ne veux pas présager des futures relations entre Abdou Diouf et Clément Duhaime, mais je ne vois pas de raisons pour que cela se passe autrement qu’avant. Avec le président Diouf, nous avions nos méthodes. Tous les mercredis après-midi, j’allais le voir avec un ordre du jour que je lui avais transmis la veille. On passait les questions en revue, les nominations, les recrutements, etc. Diouf donnait ses directives, exprimait son opinion sur tel ou tel sujet. Nous avons parfaitement bien fonctionné, sur le modèle d’un président et de son Premier ministre.
J.A.I. : La cohabitation peut parfois se révéler difficile !
R.D. : Pas dans le cas de l’OIF. Parce que c’est le secrétaire général qui choisit l’administrateur. Et que l’administrateur n’a pas de « parti » derrière lui. Bref, il n’y a qu’un seul patron. La réforme adoptée à Madagascar a reconnu cet état de fait, mais la vraie révolution, c’est à
Ouagadougou, l’année précédente, qu’elle a eu lieu avec la définition d’un cadre stratégique pour dix ans.
J.A.I. : En quoi ce « cadre » est-il si important ?
R.D. : Ouagadougou a été un sommet de synthèse qui a donné à chacun des acteurs de la Francophonie sa « feuille de route » pour les dix ans à venir. Auparavant, la Francophonie partait un peu dans tous les sens, sans véritable cohérence et avec des moyens limités. Lors de chaque conférence ministérielle, on rajoutait des « bons de commande »… À Ouaga, nous avons remis de l’ordre. Les représentants de plus de soixante pays se sont fixé des objectifs prioritaires : culture et diversité culturelle ; formation ; éducation et recherche ; démocratie et droits de l’homme ; développement et économie. Du même coup, nous avons clarifié nos relations avec d’autres institutions comme le système des Nations unies ou la Banque mondiale…
J.A.I. : Tout cela manque peut-être un peu de romantisme, d’une grande ambition…
R.D. : Prenez le cas de l’Autriche. Ce pays, où le français n’est guère parlé, est loin d’être pauvre et n’a donc nul besoin de financements multilatéraux. Pourtant, il a souhaité obtenir le statut d’observateur au sein de la Francophonie. Pourquoi ? Parce que la Francophonie est l’une des rares organisations internationales à posséder une vraie vision, une vraie pratique du multilatéralisme. Elle n’est pas un projet néocolonialiste, mais, au contraire, un projet libérateur. D’une certaine manière, c’est le projet altermondialiste le plus abouti. Depuis le 11 septembre 2001, le monde a le plus urgent besoin d’une meilleure compréhension, d’une meilleure écoute de l’autre et de sa différence. La diversité culturelle, c’est la seule réponse à la mondialisation sauvage. C’est ce que la Francophonie porte en elle et c’est pourquoi l’Autriche, parmi d’autres, s’y intéresse.
J.A.I. : Mais la diversité culturelle ne permettra pas de réduire la fracture Nord-Sud !
R.D. : Pour moi, la coopération Nord-Sud est un devoir. Les pays riches doivent assumer leur passé et donc leurs responsabilités. Chacun doit apporter sa contribution, et c’est ce que fait la Francophonie, qui est l’une des très rares institutions multilatérales à avoir supprimé les clauses de conditionnalité traditionnellement imposées par les donateurs. Il y a encore quelques années, 80 % des financements étaient « liés ». L’argent devait aller à tel ou tel projet, l’Agence ne jouant qu’un rôle de gestionnaire passif. Aujourd’hui, l’organisation est libre d’utiliser son budget sur les projets qu’elle privilégie. C’est un immense acquis.
J.A.I. : Quelle autre victoire revendiquez-vous ?
R.D. : La Francophonie joue un rôle essentiel sur la question de la diversité culturelle. Et la diversité culturelle, c’est la bataille du millénaire. Revenons un demi-siècle en arrière. Dans les valises du plan Marshall, il y avait un vrai projet idéologique. On a imposé à l’Europe un modèle de pensée et de fonctionnement. On lui a imposé les films hollywoodiens, la culture anglo-saxonne et, dans une certaine mesure, l’hégémonie d’une langue. Résultat : l’industrie de la culture est le deuxième produit d’exportation des États-Unis, après l’armement. Aujourd’hui, la mondialisation donne aux outils culturels un rôle encore plus important. L’enjeu est de protéger la diversité des modèles et des cultures. Lors de la conférence de Cotonou, la Francophonie a mis sur la table l’idée d’une convention qui garantirait aux États la possibilité de préserver voire de subventionner leur politique culturelle. En face, nous avons les tenants du marché. Mais celui-ci n’est pas dépourvu d’idéologie…
Quelques mois plus tard, l’Unesco a adopté une déclaration universelle sur la diversité culturelle qui reprend l’essentiel des principes mis en avant à Cotonou. L’enjeu est tel que Condoleezza Rice, la secrétaire d’État américaine, a cru devoir écrire à tous les États membres pour dénoncer les « dangers » de cette déclaration. Celle-ci a pourtant été adoptée par 148 voix contre 2, celles des États-Unis et d’Israël. Que des pays riches passent outre aux injonctions de Washington ne me paraît pas anormal. Mais j’admire tous ces pays pauvres, fragiles, qui ont résisté à la pression américaine. Je les admire parce qu’ils ont compris l’importance de la bataille.
J.A.I. : Votre plus grand regret ?
R.D. : Je n’ai pas réussi à convaincre le monde francophone des dangers de la libéralisation de l’enseignement de base et de l’enseignement primaire. Dans les coulisses de l’OMC, des pays comme la Nouvelle-Zélande ou l’Australie, parfois le Royaume-Uni, plaident pour la libéralisation du primaire. La bataille de l’enseignement supérieur ayant été perdue, on voit aujourd’hui apparaître, dans tous les pays mais surtout ceux du Sud, d’étranges universités échappant à tout contrôle de l’État. Certains voudraient imposer la même « dérégulation » à l’enseignement de base, qu’il soit public ou privé. Si, demain, l’école primaire devient une marchandise comme une autre, alors, une multinationale pourra implanter des écoles là où elle le souhaite. Elle pourra fabriquer à sa guise des petits consommateurs. Telle ou telle organisation politique ou religieuse pourra faire ce qu’elle veut de l’esprit des plus jeunes. Ce qui je vous dis là, je le dis à toutes les tribunes où j’ai l’occasion de m’exprimer, mais sans vraiment convaincre. Parfois, les choses sont tellement énormes que les gens ne vous croient pas…
J.A.I. : On a parfois l’impression que la France n’est guère concernée par la Francophonie…
R.D. : C’est le contraire qui est vrai. Les pays du Nord s’intéressent de plus en plus à l’organisation, qui joue un rôle de plus en plus important sur la scène internationale. Mais tout est un jeu d’équilibre. Il ne faut pas que les pays du Sud aient l’impression que les grandes décisions, une fois de plus, leur échappent. Pour eux, la
Francophonie est un forum privilégié, un lieu d’expression et de décision.
J.A.I. : Je parlais des citoyens français…
R.D. : Franchement, je ne suis pas choqué par le fait que la Francophonie ne passionne pas les foules en France. Qu’elle y soit avant tout l’affaire des cadres dirigeants, des hommes politiques et des fonctionnaires internationaux. Les Français parlent français, voilà tout ! Ils ne sont pas tous des hommes d’affaires, des voyageurs, des commerçants, des scientifiques constamment confrontés au reste du monde. En revanche, en Belgique ou au Québec, où la langue est partie intégrante de l’équation politique, la Francophonie revêt une grande importance. Même chose en Afrique, où la langue représente l’ouverture sur le monde… Cela dit, la France organise cette année un festival des cultures francophones pour répondre, en partie, à ce déficit de communication.
Le Maghreb est-il définitivement perdu pour la Francophonie ?
R.D. : Pourquoi le serait-il ? L’Algérie, il me semble, s’apprête à rejoindre notre mouvement…
L’usage du français y recule d’année en année…
R.D. : Le français n’a pas l’ambition d’être la première langue de ces pays, encore moins la première langue du monde, mais l’une des cinq grandes langues internationales. Dans ce cadre-là, il progresse. Dans les milieux universitaires en Chine, en Russie, aux États-Unis, en Amérique du Sud, l’étude du français progresse. Que les Maghrébins parlent avant tout l’arabe, c’est normal. Vous ne voulez quand même pas que notre communauté, qui lutte contre l’impérialisme linguistique anglo-saxon, pratique pour son propre compte un impérialisme francophone !
J.A.I. : Quels sont les Africains qui vous ont le plus marqué ?
R.D. : D’abord, le président Abdou Diouf. Je pense qu’il fera partie des rares personnalités qui émergeront du fracas de l’histoire, lorsque l’on regardera avec le recul la fin du XXe siècle africain. Mais aussi Amadou Toumani Touré, qui a un vrai parcours, une histoire personnelle. Et Blaise Compaoré, qui est un véritable homme politique doublé d’un homme d’État.
J.A.I. : Vous voici donc définitivement en vacances ?
R.D. : Pas encore ! Le président Diouf m’a demandé d’être, un an durant, le commissaire de l’« année Senghor » – et je me donne entièrement à cette mission. Et puis, j’ai toujours envie de défendre la Francophonie, un projet d’avenir qui est à la fois l’affirmation d’une communauté et celle des différences. N’oubliez pas Saint-Exupéry : « Si tu es différent, mon frère, tu m’enrichis »… Et aussi Senghor : « S’enrichir de nos différences pour accéder à l’universel »…

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