L’homme qui inventa le management

Disparu à la fin de 2005, le père des méthodes modernes de gestion aura marqué de son empreinte le monde de l’entreprise.

Publié le 9 janvier 2006 Lecture : 5 minutes.

Rares sont les hommes dont on peut dire, comme Freud avec la psychanalyse ou Konrad Lorenz avec l’éthologie, qu’ils ont véritablement inventé une nouvelle discipline. Peter Drucker, qui s’est éteint le 11 novembre dernier en Californie à la veille de ses 96 ans, aurait pu prétendre faire partie de ceux-là. Mondialement célèbre pour cette raison, il était pourtant peu connu du grand public. Car le domaine dans lequel il s’est illustré n’intéresse guère le commun des mortels et, de surcroît, n’a pas toujours bonne presse. Sa spécialité, le management, est le plus souvent considérée en effet comme proposant un ensemble de méthodes utiles uniquement pour renforcer le capitalisme et ses agents – les grandes entreprises et les grands patrons. Et non pas, au-delà de cette approche simpliste et idéologique, comme ce qu’elle entend être : une « science » neutre permettant de comprendre et de rendre plus efficace la gestion de n’importe quelle institution ou organisation.
Né en Autriche en 1909, venu terminer ses études de droit en Allemagne au début des années 1930, choisissant de s’exiler en Grande-Bretagne puis aux États-Unis après avoir vu son premier ouvrage interdit et brûlé par les nazis peu après leur arrivée au pouvoir, il avait commencé dans ses pays d’adoption une carrière d’universitaire un peu agitée mais somme toute classique. Jusqu’au jour où, au milieu de la Seconde Guerre mondiale, Alfred P. Sloan, le président de la plus grande société mondiale de l’époque, General Motors, trouva particulièrement intéressants et originaux deux livres récemment publiés, The End of Economic Man et The Future of Industrial Man. Il voulut rencontrer leur auteur, qui n’était autre bien sûr que Drucker, et accepta de lui confier une étude de terrain sur sa propre entreprise – une première à cette époque où le métier de consultant n’existait pas encore en tant que tel. Ce qui permit au jeune enseignant-chercheur de visiter tous les ateliers, de rencontrer quantité d’ouvriers et de cadres, et, surtout, d’assister pendant dix-huit mois à tous les conseils d’administration du groupe.
Le livre de réflexion qui résultera de cette plongée au sein du mastodonte de l’automobile en 1945, Concept of the Corporation, marque de fait la naissance du management en tant que domaine d’analyse et de recherche. Bien entendu, les firmes de type moderne existaient avant Drucker, et une poignée de capitaines d’industrie – Sloan lui-même en Amérique, Fayol en France, etc. – avaient déjà écrit quelques ouvrages de réflexion sur leur activité. Cependant, aucune étude systématique et objective des entreprises, au niveau de leur structure mais aussi des politiques qu’elles mènent et de leurs méthodes de gestion, n’avait jamais été réalisée avant ce travail de pionnier. Voilà pourquoi ce qui est apparu comme un texte fondateur eut rapidement un retentissement considérable, aux États-Unis mais aussi ailleurs dans le monde, en particulier au Japon. Il en sera de même un peu moins de dix ans plus tard pour ce qui restera son maître ouvrage, The Practice of Management, un best-seller qui marquera des générations de dirigeants et de cadres supérieurs des années 1950 à aujourd’hui. Tout comme la trentaine de livres qui vont suivre.
Il est apparu rapidement que Drucker n’était pas seulement le premier à avoir défriché le terrain, délaissé par les économistes et les sociologues, peu enclins à s’intéresser aux organisations et encore moins à celles qu’on nomme entreprises. Il était toujours en avance sur son temps, repérant à partir d’indices parfois ténus les principales évolutions qui s’annonçaient dans son domaine d’intérêt. Du moins quand ce n’était pas lui-même qui, en grande partie, inspirait ces évolutions en plaidant pour l’adoption de meilleurs modes de gestion.
Certes, les principales intuitions de Drucker paraissent souvent aujourd’hui aller de soi. Mais c’est tout simplement que, en grande partie grâce à lui, elles sont désormais partagées par tous. Il n’était pas banal, dès les années 1940, de s’interroger sur la nécessité de la décentralisation pour toute organisation dépassant une certaine taille. Ni d’affirmer, dans les années 1950, que les employés ne représentent pas des coûts mais des investissements pour les entreprises, lesquelles sont des communautés humaines avant d’être d’éventuels générateurs de profit. Ni de faire apparaître, également avant la fin des années 1950, qu’aucune activité commerciale n’est possible si l’on ne songe pas qu’elle repose d’abord sur le client. Ni d’annoncer, dès le tournant des années 1960 aux années 1970, bien avant que quiconque songe à l’avènement d’une « nouvelle économie », que la matière grise représenterait à l’avenir le principal capital des organisations, dont le développement sera désormais fondé avant tout sur le savoir et ceux qui le font circuler. On lui attribue aussi bien d’autres « découvertes », comme les vertus de la « direction par objectifs », la possibilité de mettre en application sur toute la planète certaines techniques de gestion japonaises, l’entrée du monde économique dans une nouvelle ère en raison de la montée en puissance des institutions financières, à commencer par les fonds de pension, etc.
Sur la fin de sa vie, Peter Drucker, le moins dogmatique de tous les experts en gestion, a consacré une grande partie de son temps à promouvoir une amélioration des pratiques managériales dans les activités non marchandes – ONG, institutions religieuses, etc. Et il n’hésitait pas à avouer la déception que lui inspiraient certaines pratiques contemporaines dans le monde des affaires. Par exemple, la tendance à louer les leaders plutôt que les managers et les gestionnaires (il aimait rappeler que les plus grands leaders du XXe avaient été Staline, Hitler et Mao, certes pas des modèles à suivre) ; ou la nouvelle conception de la rémunération des dirigeants qui a conduit à l’augmentation vertigineuse de leurs revenus (il considérait qu’il est malsain et déraisonnable qu’un dirigeant d’entreprise puisse gagner plus de vingt fois ce que touche un de ses employés).
Car Peter Drucker, chercheur atypique que n’aimaient guère les tenants de l’académisme dans l’enseignement des sciences de gestion, ni la plupart des « gourous » qui prospèrent en lançant des modes managériales éphémères, se voulait avant tout un humaniste. Un chercheur et un conseiller des plus grands dirigeants qui était aussi un homme de grande culture, féru d’art, de philosophie et de sciences sociales. Il n’était pas né pour rien à Vienne, là où étaient réunis nombre des plus grands penseurs de la modernité au début du XXe siècle.

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