L’histoire secrète du nouveau gouvernement

Le Premier ministre Charles Konan Banny a mis plus de trois semaines à constituer son équipe. Coup de projecteur sur les longs jours de tractations, de consultations, de marchandages et de pressions qui ont tenu en haleine tout le pays.

Publié le 9 janvier 2006 Lecture : 9 minutes.

« Je me sens comme quelqu’un qui a participé à une course d’obstacles. Il y en avait beaucoup, nous les avons franchis. Et je sais encaisser… » Le nouveau Premier ministre de Côte d’Ivoire, Charles Konan Banny (CKB), aime les métaphores sportives. Nommé le 4 décembre, ce Baoulé de 63 ans, gestionnaire réputé, prudent et ambitieux à la fois, n’a pas ménagé ses efforts pour constituer au plus vite le gouvernement de transition dont la priorité est d’organiser le désarmement et l’élection présidentielle d’ici au 31 octobre 2006. Mais il lui aura fallu plus de trois semaines pour y parvenir. Vingt-quatre jours d’intenses tractations, de marchandages, de consultations pour, enfin, annoncer à ses compatriotes et à la communauté africaine et internationale la constitution de cette équipe à la tâche immense et dans laquelle résident les derniers espoirs d’une sortie de crise. Une éternité pour les Ivoiriens. Même s’il convient de se souvenir que Seydou Elimane Diarra avait mis près de deux mois à mettre en place son équipe après les accords de Marcoussis de janvier 2003, l’espoir suscité par la nomination de Charles Konan Banny était tel que chaque semaine écoulée laissait l’inquiétude reprendre le dessus.
Le 28 décembre, au Palais de la présidence, pendant près d’une heure et en présence du chef de l’État, Laurent Gbagbo, les 32 nouveaux ministres se sont enfin réunis pour la première fois. Voici l’histoire secrète de la constitution du « gouvernement Konan Banny ».
Dès son arrivée à Abidjan, le 5 décembre, Charles Konan Banny s’est entretenu avec Laurent Gbagbo au cours d’un tête-à-tête d’une heure quinze. Les jours suivants, il s’est employé à exposer aux leaders des principaux partis politiques sa méthode et ses objectifs. Il souhaite avant tout une équipe restreinte, entre vingt-cinq et trente ministres, pas trop politiquement marqués, répondant si possible au profil de technocrates, de gestionnaires intègres aux compétences reconnues de tous. Pour la répartition des portefeuilles, il envisage cinq ministères pour chacun des grands groupes politiques (PDCI, FPI et RDR) et pour les Forces nouvelles. Très vite, les premiers blocages se font jour. Pascal Affi Nguessan, président du FPI, monte au créneau. De vingt ministres au sein du gouvernement d’union en place avant septembre 2002, son parti est passé à dix membres dans celui de Diarra (post-Marcoussis). Alors cinq… Affi Nguessan réclame donc la moitié des postes pour le FPI, l’autre pour l’ensemble de l’opposition, Forces nouvelles (FN, rébellion) incluses.
Outre le problème du nombre de ministres et de leur répartition, se pose celui de la méthode de désignation des « candidats ». Konan Banny demande alors à chaque parti de lui proposer trois noms par portefeuille. Le groupe des houphouétistes (regroupant notamment le PDCI, le RDR et l’UDPCI), lui, estime qu’il faut d’abord connaître les ministères attribués aux uns et aux autres avant de proposer les noms. Le 19 décembre, CKB le convainc de procéder à sa manière et de lui faire confiance pour « ne pas mettre un médecin à la tête des Nouvelles Technologies de l’information ».
Alassane Ouattara rentré à Paris le 22 décembre – il séjournait à Abidjan depuis le 6 décembre pour organiser les funérailles de sa mère -, Henri Konan Bédié ayant regagné son fief de Daoukro le 23, les négociations les plus difficiles ont lieu avec les Forces nouvelles, d’un côté, et le FPI, de l’autre. Les FN exigent sept postes, arguant du fait qu’elles regroupent trois mouvements : le MPCI, le MJP et le Mpigo. Cinq ministres pour le premier cité – le plus important – et un pour chacun des autres. Le FPI, on l’a vu, réclame la moitié du gouvernement. Le 26 décembre, Konan Banny tranche : le FPI obtiendra sept portefeuilles ministériels, les FN six, le PDCI et le RDR cinq chacun. Enfin, les quatre « petits » partis signataires de Marcoussis (UDPCI, PIT, MFA et UDCY) obtiendront un ministère chacun. Soit un total de 27 membres du gouvernement. Quatre personnalités issues de la société civile compléteront cette liste pour former, deux jours plus tard, les 32 membres de l’équipe, y compris son chef, Konan Banny.
Cette répartition obtenue au terme d’un marathon éprouvant pour le Premier ministre, reste à désigner les titulaires de chaque ministère. Une fois encore, l’essentiel des blocages ou des négociations a lieu avec les FN et le FPI. Les postes de souveraineté posent problème. Le ministère de l’Économie et des Finances en premier lieu. Déjà objet d’une âpre bataille à Marcoussis, le maroquin occupé jusqu’ici par un des caciques du FPI, Paul Antoine Bohoun Bouabré, et censé détenir les cordons de la bourse attise bien évidemment les convoitises. Le FPI y tient plus que tout. Il aura fallu quatre rencontres entre Konan Banny et Gbagbo pour parvenir à un consensus. Dans un premier temps, le chef de l’État a voulu coûte que coûte maintenir Bohoun Bouabré, un fidèle parmi les fidèles et proche de son épouse Simone.
Konan Banny, soutenu par les membres de la communauté internationale impliqués dans la résolution du conflit ivoirien et par nombre de chefs d’État africains, résiste et propose de placer ce ministère directement sous la tutelle du Premier ministre. Avantage : il est neutre, au-dessus de la mêlée et figure parmi les personnalités les plus aptes à le prendre en charge. Gbagbo est d’accord sur le principe mais demande que Bohoun Bouabré soit au moins ministre délégué. Nouveau refus de CKB. Troisième étape : le chef de l’État accepte d’abandonner la « carte » Bohoun Bouabré mais demande à nommer le ministre délégué. Finalement, les deux hommes s’entendent sur le nom de Charles Diby Koffi, jusqu’ici directeur du Trésor et de la comptabilité publique. Cadre apolitique, nommé à cette précédente fonction par Gbagbo lui-même, il a en outre l’avantage d’avoir déjà travaillé avec Charles Konan Banny quand ce dernier était encore gouverneur de la BCEAO.
Cet épineux dossier réglé, Konan Banny a tout de même dû rééquilibrer une donne devenue par trop défavorable au FPI. Car si ce dernier a fait un effort considérable en cédant l’Économie et les Finances, allant même jusqu’à provoquer ressentiment et amertume dans le camp Gbagbo, il devenait indispensable de ne pas lui faire payer l’intégralité de la facture… Bohoun Bouabré se voit donc attribuer le titre de ministre d’État chargé du Plan et du Développement. Les honneurs d’un côté, une coquille vide de l’autre. La Justice, aux mains du RDR dans le précédent gouvernement, est retirée au parti d’Alassane Ouattara au profit de Mamadou Koné (FN), un magistrat réputé honnête et compétent. La Communication, enlevée aux FN, est déléguée à Martine Coffi Studer, PDG de l’agence ivoirienne Océan Communication, mais sous la tutelle du Premier ministre.
Restaient les deux derniers écueils : la Défense et la Sécurité. Dans le premier cas, Gaston Ouassénan Koné, qui figurait déjà sur la short list des successeurs pressentis de Seydou Diarra, a été proposé par Konan Banny lui-même. Ce général de gendarmerie à la retraite, proche d’Houphouët, respecté par une grande partie des Ivoiriens, fait l’objet d’un tir de barrage du FPI qui ne lui pardonne pas d’avoir, quand il était ministre de la Sécurité dans les années 1990, bastonné Abdoudrahamane Sangaré, alors numéro deux du parti. Laurent Gbagbo qui, lui, n’était plus forcément contre, préfère suivre sa base pour ne pas lui infliger un nouveau camouflet après l’abandon de l’Économie et des Finances. Exit donc Ouassénan Koné… qui aurait lorgné les Affaires étrangères, poste que personne ne s’est disputé, avant de se raviser devant la candidature de Youssouf Bakayoko (PDCI), un homme brillant de l’avis de tous et certainement plus apte à gérer la diplomatie. Il pourrait cependant être appelé aux côtés de Konan Banny pour l’aider à mener l’opération de désarmement. Émile Constant Bombet, ex-ministre de la Sécurité de Bédié, est alors proposé. Problème : Bédié le déteste et lui reproche de s’être présenté à l’élection présidentielle de 2000 au nom du PDCI. Il refuse catégoriquement cette candidature comme il l’avait fait lorsque Bombet était pressenti pour être Premier ministre, début décembre. La Défense sera finalement confiée à un magistrat, René Alphing Kouassi, lui aussi issu de la société civile. Konan Banny continue d’appliquer sa méthode : choisir des personnalités a priori compétentes et qui ne peuvent prêter le flanc à la critique.
Quant à la Sécurité, ministère considéré comme sensible et rebaptisé « ministère de l’Intérieur », elle fera l’objet de la même « recette » en étant attribuée à la société civile et à Joseph Dja Blé, un ancien commissaire de police. Les derniers blocages sont levés.
Charles Konan Banny se sort bien de cette mission périlleuse. Alternant diplomatie et fermeté, il a su contourner les nombreux écueils qui ont jalonné sa route. Tout d’abord en attribuant les ministères sensibles à des personnalités neutres ou en les plaçant sous sa tutelle directe comme pour l’Économie et les Finances ou la Communication. Il a également su gérer les susceptibilités. Guillaume Soro, estimant qu’il contrôlait tout de même la moitié du pays, exigeait un rang protocolaire à la mesure de son statut. Il est donc ministre d’État – comme Paul Antoine Bohoun Bouabré – et numéro deux du gouvernement, en charge du programme de la Reconstruction et de la Réinsertion.
En accordant le ministère de la Lutte contre le sida à Christine Adjobi, cousine de Simone Gbagbo, CKB permet peut-être au chef de l’État de « calmer » les durs de son régime, dont son épouse semble être la figure de proue. D’autant que ce ministère brasse beaucoup d’argent. Maigre compensation, certes, mais compensation tout de même…
« Si le Premier ministre a rencontré des difficultés pour constituer son équipe et a semblé perdre du temps, il surprend plutôt agréablement avec une équipe où aucune force ne semble pouvoir l’emporter sur l’autre », analyse un diplomate étranger en poste à Abidjan. Avant de préciser que « le plus dur restait à faire ». Forces nouvelles, RDR et PDCI semblent satisfaits de la composition du gouvernement de transition. Si le FPI, dans sa majorité, a du mal à avaler la pilule et a très nettement l’impression d’avoir beaucoup perdu dans cette bataille voire, pour certains, d’avoir été lâché par Gbagbo, le chef de l’État semble se situer désormais au-dessus de ces contingences. Il ne raisonnerait donc plus en chef de guerre ou de clan mais en… candidat. Pour lui, la guerre est finie, et il s’agit désormais de trouver une solution à la crise, de penser à l’élection présidentielle. Il est désormais clair que son intérêt est que le scrutin ait lieu au plus vite. D’une part parce qu’il ne pourra contenir éternellement la grogne de sa base et de certains de ses barons et, d’autre part, parce que lui y est prêt. Certainement plus que ses adversaires. Car depuis le début, il est le seul à occuper le terrain. Véritable animal politique, il ne craint pas la compétition électorale et ses troupes sont mobilisées depuis longtemps déjà.
Une chose est certaine : la grande majorité des protagonistes de la crise qui secoue la Côte d’Ivoire depuis plus de trois ans a intérêt à ce que les élections se tiennent, en octobre 2006 ou un peu plus tard. Bédié, Ouattara, Gbagbo et désormais Charles Konan Banny, qui sait que la réussite de « sa » transition lui apporterait la reconnaissance de tout un peuple et lui accorderait, pour la postérité, l’image du sauveur du pays. Nul doute que ce statut lui serait d’une aide précieuse si jamais il décidait qu’un destin de présidentiable lui siérait à merveille en… 2011. Seul Guillaume Soro, qui doit une grande partie de son statut au fait qu’il détient la moitié du pays, peut avoir peur d’une éventuelle paix et d’une réunification du pays. Que deviendrait-il s’il devait en être ainsi ?
Pour la première fois peut-être depuis le 19 septembre 2002, la Côte d’Ivoire voit poindre une lueur d’espoir. Et s’il est bien trop tôt pour affirmer que son destin se jouera désormais dans les urnes, jamais le terrain n’y a été aussi propice. La communauté internationale veille au grain, Laurent Gbagbo joue pour l’instant le jeu et a fait d’importantes concessions, Charles Konan Banny semble avoir les épaules assez larges pour mener à bien cette transition, son gouvernement, équilibré, est à pied d’oeuvre, et l’horizon des élections s’est éclairci. À moins que les boutefeux de chaque camp ne viennent raviver des braises encore incandescentes…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires