L’Algérie peut-elle se passer de Bouteflika ?

L’accueil populaire réservé au chef de l’État lors de son retour au pays après cinq semaines d’absence a pris des allures de plébiscite. Mais pose aussi des questions sur le système politique et son fonctionnement.

Publié le 9 janvier 2006 Lecture : 7 minutes.

Une évacuation en urgence vers un hôpital parisien, annoncée par un communiqué de la présidence, le 26 novembre. Une intervention chirurgicale dans la foulée et un bulletin médical, daté du 5 décembre, censé lever toute inquiétude. Des « rumeurs tendancieuses » (dixit le chef de l’État algérien lui-même) durant une « longue » convalescence (les trois raisonnables semaines que requiert toute thérapie de ce genre). Résultat : un nouveau triomphe populaire pour le président Abdelaziz Bouteflika, à l’occasion de son retour à Alger, le 31 décembre. À quoi pensait-il, ce jour-là, quand, à sa descente d’avion, il a longuement étreint et embrassé l’emblème national, contenant difficilement son émotion ? On ne le saura sans doute jamais.
Ils étaient des dizaines de milliers d’Algériens, venus de tous les coins du pays, bravant une météo fluctuante, les aléas d’une route le plus souvent dangereuse (11 habitants d’Annaba y laisseront la vie dans un accident de la circulation sur le chemin du retour) et une organisation approximative : heure d’arrivée de l’avion présidentiel inconnue, itinéraire emprunté incertain, etc.
Les cinq dernières semaines de l’année 2005 ne constitueront pas un banal épisode dans l’histoire contemporaine de l’Algérie du post-terrorisme. Elles auront confirmé la popularité du président de la République. Rien de nouveau, pourrait-on observer, « Boutef » ayant victorieusement remporté tous les scrutins où il a sollicité le suffrage universel, qu’il s’agisse d’élections ou de référendums. Toutefois, l’angoisse qui a pris à la gorge des millions d’Algériens soumis aux nouvelles les plus alarmistes diffusées par des médias étrangers montre que ce pays, malgré ses 56 milliards de dollars en réserves de change et ses institutions qui, durant cette épreuve, ont fonctionné de manière correcte, est toujours fragile. Quelques clés pour comprendre.

Trois précédents
La chaleur de l’accueil populaire réservé, ce 31 décembre, à Bouteflika est un fait sans précédent. Depuis l’indépendance, en 1962, l’Algérie aura vécu à trois reprises une absence à la tête de l’État. En 1978, Houari Boumedienne avait disparu plusieurs semaines avant de réapparaître à Moscou. Les images montraient alors un président au sourire forcé, discutant avec Leonid Brejnev et quelques membres du Politburo de l’Union soviétique. Plus tard, l’opinion apprendra que le président de la République était rentré et séjournait à l’hôpital Mustapha-Pacha d’Alger, luttant contre un mal inconnu. Il n’y a jamais eu d’accueil populaire à son retour.
Au milieu des années 1980, son successeur, Chadli Bendjedid, sera évacué en Belgique afin d’y subir une intervention chirurgicale pour une hernie discale. Son retour se fait des plus discrets, l’avion présidentiel se posant sur le tarmac de la base aérienne militaire de Boufarik plutôt que sur celui de l’aéroport international d’Alger.
Le troisième cas de maladie présidentielle concerne Liamine Zéroual. En 1996, le chef de l’État est transféré à Barcelone, officiellement pour un traitement ophtalmologique, mais l’opinion n’en saura pas plus. Là non plus, aucun accueil populaire. Celui du 31 décembre 2005, outre l’imposante mobilisation, a une particularité : la spontanéité.

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Comment s’explique cette popularité
Aucun parti politique ni organisation ne peut se targuer d’avoir provoqué l’engouement populaire autour du retour de Bouteflika. Les six années qu’il vient d’accomplir à El-Mouradia sont marquées par des succès politiques aussi bien qu’économiques. Il compte à son actif deux initiatives pour ramener la paix civile : la Concorde civile – même si l’entreprise avait été initiée avant son arrivée aux affaires en 1999, c’est lui qui la fait aboutir par voie référendaire en septembre 2000 – et la Réconciliation nationale. La population lui sait donc gré d’avoir ramené la paix et la stabilité.
Sur le plan économique, le bilan est plus que flatteur. Réduction de moitié du chômage (15,2 % de la population active en 2005, contre 30 % en 1999), amélioration de 25 % du revenu des ménages, programme d’investissement de 60 milliards de dollars entre 2005 et 2009, croissance annuelle de 6 % en moyenne, et bonne tenue de la monnaie nationale dont l’érosion a été contenue à partir de 2001. Il a certes été bien aidé dans son entreprise par la flambée des cours du brut. Mais, en 1974 et en 1981, l’Algérie avait bénéficié de deux chocs pétroliers sans engranger de résultats notables en matière de développement ou d’investissements.
La popularité de « Boutef » ne procède pas uniquement des bilans chiffrés. Elle tient aussi à sa réputation de « bosseur » : quatorze heures de travail par jour, pendant lesquelles il épluche tous les dossiers, répond lui-même à une partie de l’abondant courrier que lui envoient ses administrés. On est évidemment en droit de se demander si, après sa maladie, il ne sera pas amené à réduire ses activités, notamment ses voyages.
La popularité du chef de l’État est également liée à son habileté politique. Il a su fermer la porte à l’islamisme radical, celui de la pensée salafiste importée, responsable de la tragique décennie noire des années 1990, tout en réhabilitant « l’islam local », celui des confréries (les zaouïas) longtemps diabolisées et dont l’absence a favorisé l’apparition du courant djihadiste. En outre, les zaouïas représentent d’excellents relais pour taire les différends et conforter la cohésion sociale mise à mal par dix années de terrorisme. Relais qu’il a savamment utilisés à son avantage lors de la dernière élection présidentielle d’avril 2004.

Un patron. Et un seul
Si aucun Conseil des ministres ne s’est tenu durant les deux derniers mois de l’année écoulée, pour cause d’absence du président, le gouvernement s’est régulièrement réuni sous la direction du Premier ministre Ahmed Ouyahia. Les institutions n’ont jamais été paralysées. La machine économique non plus. Des marchés ont été attribués et des d’appels d’offres lancés. Bref, l’Algérie a fonctionné sans lui. Paradoxalement, cette performance (c’en est une pour tous ceux qui gardent à l’esprit l’histoire récente du pays) devrait être mise à l’actif du président Bouteflika.
En d’autres temps, ce type de situation aurait provoqué la tenue d’un conclave de la hiérarchie militaire (le fameux comité central de l’armée) ou encore l’intervention du mythique cabinet noir. Il y eut certes des tentatives de la part de certains médias pour annoncer le « retour des généraux », la réapparition des « décideurs ». En vain. L’Algérie a désormais un patron. Et un seul. L’élément positif pour ce pays habitué aux épreuves les plus douloureuses tient sans doute à cela : les incertitudes liées à l’absence du chef de l’État n’ont pas entamé la sérénité, et l’Algérie a tourné. Sans lui, peut-être ; grâce à lui, sans doute.

« Boutef » est-il irremplaçable ?
C’est l’intime conviction des dizaines de milliers d’Algériens venus l’accueillir et de millions d’autres. Le sentiment général qui prévaut aujourd’hui en Algérie est que ce 31 décembre symbolise le retour du père contraint par un ennui de santé de quitter ses enfants. Est-ce une bonne nouvelle pour l’Algérie ? Bouteflika n’a jamais été un adepte du culte de la personnalité, même si d’immenses portraits de lui se dressent dans les villes et villages, et il abhorre les habits du guide éclairé. Saura-t-il résister à la tentation bourguibienne d’une présidence à vie ?
L’idée d’une révision de la Constitution pour permettre à « Boutef » de solliciter un troisième mandat (le Texte fondamental en limite le nombre à deux) est antérieure à l’épisode de l’ulcère hémorragique. Ce dernier n’a pas entamé l’envie du Front de libération nationale (FLN, dont Boutef est le président honorifique) de mener cette bataille politique. Alors que certains médias français et marocains annonçaient la mort clinique de « Boutef », Abdelaziz Belkhadem, secrétaire général du FLN, a réuni son bureau politique pour donner une nouvelle impulsion à la commission du parti chargée de réfléchir sur la révision de la Constitution.
Pour l’heure, ce projet ne mobilise que le seul FLN. Les deux autres membres de l’Alliance présidentielle, le Rassemblement national démocratique (RND d’Ahmed Ouyahia) et le Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas de Bouguerra Soltani) se sont ostensiblement mis à l’écart. La classe politique, curieusement silencieuse à propos des intentions du FLN, ne semble pas pressée de participer au débat. Quant à « Boutef », il n’a jamais abordé la révision du Texte fondamental, jugeant sans doute la question prématurée : son mandat n’expire qu’en avril 2009. Mieux, il a, à plusieurs reprises, insisté sur la transmission de témoin entre la génération de la guerre de Libération (la sienne, donc) et celle de l’indépendance.
La maladie de Bouteflika a brusquement imposé une question que l’Algérien lambda ne se posait pas auparavant. Et si « Boutef » n’était plus là ? L’absence de ce dernier entre le 26 novembre et le 31 décembre 2005 n’a eu aucun impact notable sur le fonctionnement des institutions : en serait-il de même si, à Dieu ne plaise, cette absence était définitive ?
Excédé par l’intrusion d’un tel débat à la suite de l’ulcère hémorragique de son boss (maâlam, selon la formule utilisée à El-Mouradia), un membre de l’entourage d’Abdelaziz Bouteflika proteste : « Le président est à des années lumière de ces préoccupations. Sa priorité va à la consolidation des acquis institutionnels, à la réforme de l’État, à la poursuite des efforts de développement et à l’amélioration des conditions de vie de ses concitoyens. Le reste relève de la pure spéculation politique. »
L’épisode du Val-de-Grâce a dévoilé un « Boutef nouveau » : un croyant ayant vécu sa maladie comme une épreuve divine, convaincu que les prières de son peuple ont contribué à sa guérison et à son retour. Il s’agit maintenant de savoir comment renvoyer l’ascenseur à ce peuple. S’accrocher au pouvoir, comme le demandera sans doute la majorité des Algériens qui aspire avant tout à la stabilité, ou préparer sa succession pour qu’elle se fasse dans la sérénité.

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