Frères ennemis

Le président Idriss Déby accuse Khartoum de chercher à déstabiliser son régime en soutenant la rébellion qui sévit dans l’est du pays.

Publié le 9 janvier 2006 Lecture : 6 minutes.

Drôle de réveillon à la télévision tchadienne. À minuit, le 31 décembre, Idriss Déby apparaît en treillis au mess des officiers de N’Djamena. Souriant, détendu, il plaisante avec ses frères d’armes et l’une de ses épouses, Hinda, vêtue d’une veste militaire et d’une casquette très seyante. Puis il s’adresse à la nation. Pour la première fois depuis son arrivée au pouvoir il y a quinze ans, il présente ses voeux en uniforme.
Pour ses opposants, c’est un aveu. Idriss Déby tombe le costume civil, renoue avec son passé militaire et révèle la vraie nature de son régime. Pour ses partisans, au contraire, c’est le signal d’un sursaut. Déby bat le rappel des troupes avant les batailles à venir contre les rebelles de l’Est. En tout cas, le président tchadien saisit l’occasion du nouvel an pour s’en prendre à son voisin, le Soudan. Il l’accuse « d’abriter, d’entretenir et d’armer des mercenaires ».
C’est l’attaque, le 18 décembre dernier, de la localité tchadienne d’Adré, près de la frontière soudanaise, qui a déclenché la crise entre les deux pays. Ce jour-là, deux colonnes motorisées des rebelles tchadiens du Rassemblement pour la démocratie et les libertés (RDL) de Mahamat Nour tentent de s’emparer de la ville frontière. Ils sont repoussés et laissent une centaine de morts sur le terrain. Mais la violence de l’assaut en dit long sur la détermination et les capacités des rebelles.
Le 23 décembre, le gouvernement tchadien affirme : « Nous sommes en état de belligérance avec le Soudan. » Quatre jours plus tard, Idriss Déby se rend au Nigeria chez le président en exercice de l’Union africaine (UA), Olusegun Obasanjo. Il lui présente un mémorandum de huit pages. Y figurent des photos sur lesquelles le chef rebelle, Mahamat Nour, pose au côté du chef de l’État soudanais, Omar el-Béchir. Le lendemain, 28 décembre, le gouvernement soudanais dément catégoriquement tout lien avec les rebelles tchadiens.
« Les accusations tchadiennes sont absurdes, et le président Déby cherche simplement à détourner l’attention des problèmes intérieurs auxquels il est confronté », lance le secrétaire d’État soudanais aux Affaires étrangères, Samani Ouassiylah. « Il s’agit d’une mutinerie dans l’armée tchadienne. Tout le monde le sait. Nous ne voulons pas être impliqués. » Et le porte-parole soudanais d’ajouter, l’air de rien : « S’il y avait des mouvements de troupes soudanaises ou de rebelles tchadiens au Darfour, ils ne manqueraient pas d’être repérés par les 6 000 hommes de la force de paix de l’Union africaine déployés dans cette province… »
Le démenti ne calme pas Idriss Déby. Au contraire. Le chef de l’État tchadien se lance dans une croisade contre la tenue du prochain sommet de l’UA à Khartoum, les 23 et 24 janvier, et, surtout, contre l’éventuelle élection d’Omar el-Béchir à la présidence de l’organisation panafricaine. L’UA tente de calmer le jeu. Elle envoie même une délégation à N’Djamena et à Khartoum. Sans résultat. Le Nigérian Olusegun Obasanjo et le Libyen Mouammar Kadhafi essaient alors d’organiser une rencontre entre Déby et el-Béchir à Tripoli, le 4 janvier. Objectif : tout mettre sur la table et vider la querelle. Le Soudanais est d’accord. Pas le Tchadien. « Je ne veux pas le voir », dit-il à l’un de ses interlocuteurs. Comme s’il voulait faire un pied de nez aux partisans de l’apaisement, Idriss Déby invite le même jour à N’Djamena les chefs d’État de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac). Il veut une condamnation en bonne et due forme du Soudan. Il ne l’obtient pas. Venus à N’Djamena, le Gabonais Omar Bongo Ondimba, le Congolais Denis Sassou Nguesso et le Centrafricain François Bozizé condamnent avec fermeté « toute tentative de déstabilisation » du Tchad. Mais sans citer nommément le Soudan. Le soutien est mesuré. Quant au sommet de Khartoum, le communiqué final n’en dit mot. On voit donc mal comment Déby pourrait en empêcher la tenue.
Le Soudan soutient-il les rebelles tchadiens ? Fantasme ou réalité ? Pour les opposants au régime, c’est un faux problème. « La crise actuelle est totalement tchado-tchadienne. Chercher un bouc émissaire, comme le fait Déby, est une fuite en avant », dit l’ancien directeur de cabinet, Tom Erdimi, qui a fait défection en novembre dernier. « Rien n’est venu corroborer que le Soudan serait à l’origine du basculement de tous ces cadres et simples citoyens dans la contestation armée du pouvoir », affirme la coordination de l’opposition animée à N’Djamena par Ibni Oumar Mahamat Saleh. En clair, les braises ne viennent pas du Soudan. Reste à savoir si ce pays souffle dessus ou non…
Sur le plan militaire, il est certain que les auteurs de l’offensive du 18 décembre sur Adré ne sont pas tombés du ciel. D’autant que l’armée soudanaise dispose d’une solide base opérationnelle à El-Geneina, à seulement une quarantaine de kilomètres de là. Au vu du reportage de la chaîne de télévision Al Jazira auprès du RDL, « à la frontière entre le Soudan et le Tchad », les rebelles tchadiens possèdent de nombreux véhicules tout-terrain et des armes neuves. N’Djamena est d’ailleurs persuadé que ce reportage, diffusé le 2 janvier, a été réalisé avec l’assentiment de Khartoum. Un opposant tchadien confie : « Sans la neutralité bienveillante des autorités soudanaises, on n’aurait pas la même liberté de manoeuvre. » Il est donc probable que les rebelles circulent librement entre El-Geneina et la frontière.
Sur le plan politique, il est également probable que la main de Khartoum n’est pas loin du Front uni pour le changement démocratique (Fuc). Cette nouvelle alliance regroupe notamment les déserteurs zaghawas du Socle pour le changement, l’unité nationale et la démocratie (Scud) et le RDL de Mahamat Nour. C’est d’ailleurs ce dernier qui préside le Front. Pour les autorités soudanaises, il présente l’avantage de ne pas être lui-même zaghawa. Il est originaire d’une autre ethnie de l’est du Tchad, les Tamas.
Aux yeux de Khartoum, les Zaghawas sont suspects. Ce sont leurs frères qui combattent dans le Darfour au sein des mouvements rebelles soudanais. Mahamat Nour, lui, est « sûr ». Les Soudanais lui donnent refuge depuis une dizaine d’années. Longtemps, ils l’ont retenu dans ses intentions belliqueuses. Mais, après la création d’une rébellion zaghawa en octobre 2005, ils lui ont sans doute lâché la bride. Il a ainsi pris l’ascendant sur les autres rebelles tchadiens…
Pour autant, ces accointances ne prouvent pas que Khartoum a choisi pour de bon le camp des rebelles. « Je ne pense pas que Béchir souhaite la chute de Déby, car il craint plus le vide politique après Déby qu’autre chose », dit une source autorisée à Paris, qui privilégie la thèse d’une armée soudanaise largement autonome où les services de renseignements et les milices agissent localement à l’insu du pouvoir central : « Après tout, trois ans après l’insurrection en Côte d’Ivoire, on ne sait toujours pas si le coup est parti de la présidence burkinabè ou d’individus agissant au Burkina pour leur propre compte. » D’autres observateurs avancent la thèse d’un régime soudanais très opportuniste, qui se sert des rebelles tchadiens comme monnaie d’échange afin d’obliger N’Djamena à rompre définitivement avec les rebelles soudanais du Darfour.
Derrière ce bras de fer entre le Soudan et le Tchad se profile un conflit beaucoup plus lourd de conséquences. Une éventuelle confrontation entre populations arabes et noires. Cela s’est déjà produit en 2003-2004, au Darfour. Quelque 200 000 personnes, des ethnies four, massalit et zaghawa, ont été chassées de leurs villages par les milices arabes djanjawids. Elles sont aujourd’hui réfugiées dans l’est du Tchad. Visiblement, les autorités soudanaises ne font rien pour les aider à rentrer chez elles. Nettoyage ethnique ? En tout cas, la déstabilisation du Tchad ne peut que retarder la solution du problème. Voire l’aggraver. Sans doute le président de la Commission de l’UA, Alpha Oumar Konaré, avait-il cette question à l’esprit quand il a déclaré : « Nous avons une situation très difficile au Darfour. Si aujourd’hui il doit s’y ajouter des complications entre le Tchad et le Soudan, cela va être une catastrophe. »

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