Tunisie : « Kaïs Saïed met tout le monde devant le fait accompli »

Le 22 septembre 2021, Kaïs Saïed a émis un décret qui prévoit la promulgation par le chef de l’État de textes sous forme de décrets-lois. Un nouveau pas vers le pouvoir personnel ?

Le président tunisien Kaïs Saïed, à Sidi Bouzid, le 20 septembre 2021. © Hichem

Le président tunisien Kaïs Saïed, à Sidi Bouzid, le 20 septembre 2021. © Hichem

Publié le 23 septembre 2021 Lecture : 4 minutes.

Le décret présidentiel 2021-17, publié au Journal officiel du 22 septembre a fait l’effet d’une déflagration en Tunisie. Désormais, le président Kaïs Saïed caracole seul sur le boulevard du pouvoir.

Par cette publication, il scelle sa mainmise sur l’exécutif et le législatif et édicte les dispositions transitoires qui se substituent à la constitution de 2014.

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Sans que cela soit formulé, la loi fondamentale est, de fait, suspendue, sauf dans ses articles un et deux, alibis d’un argumentaire officiel alambiqué qui nie la cessation de la constitution puisque deux de ses articles sont maintenus.

Le président estime, par son projet de démocratie directe et de refonte du système, être fidèle à la volonté populaire. Laquelle ne s’est pourtant pas encore exprimée à ce sujet.

La rue réclamait la mise à l’écart des islamistes ainsi que des élections anticipées pour en finir avec les débordements à l’Assemblée et la corruption de députés. Kaïs Saïed en a décidé autrement sans se livrer à une seule concertation. La confusion installée depuis deux mois s’est muée, en quelques heures, en inquiétude.

Ahmed Driss, professeur de droit constitutionnel, directeur de l’École politique de Tunis et président du Centre des études méditerranéennes et internationales (Cemi) revient sur le virage radical dans lequel s’est engagé Kaïs Saïed.

Il s’accapare tous les pouvoirs pour une durée indéterminée

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Jeune Afrique : Par cette nouvelle disposition, le président Saïed n’applique-t-il pas simplement son projet de régime présidentiel ?

Ahmed Driss : Une certaine élite et une partie de la classe politique sont effectivement choquées, car leurs chances de continuer à exister sur la scène politique sont mises à l’épreuve. Le président a décidé de s’accaparer tous les pouvoirs et le fait en dehors de la constitution, dont il n’a conservé qu’une infime partie pour prouver qu’il n’est pas hors des clous constitutionnels. Mais il est évident que ce ne sera plus la même constitution en matière de structure et d’équilibre des pouvoirs.

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Il s’agit d’un revirement vers un régime présidentialiste, et non présidentiel : pire que celui sous Ben Ali. Ce qui est aussi inquiétant est qu’il s’accapare tous les pouvoirs pour une durée indéterminée en l’absence de tout contre-pouvoir et de calendrier.

Ses décisions échapperont à tout contrôle et ne pourront faire l’objet d’aucun recours, ce qui va à l’encontre de la jurisprudence tunisienne qui prévoit que les actes de l’exécutif, tels que les décrets et les lois, doivent être validés par le législatif. Rien dans le décret publié ne contrebalance le pouvoir du président.

Le président prépare un référendum qui sera une sorte de plébiscite

Ce qui est encore plus choquant est le contenu du décret-loi 17-2021 qui a été élaboré de manière unilatérale par Kaïs Saïed. Finalement, la personne qui appliquera les règles est la même que celle qui les édictera. C’est du sur-mesure. Il aurait fallu être vigilants et réagir quand en avril 2021, le président, qui était déjà chef des armées, a mis les forces sécuritaires civiles sous son commandement.

Le président évoque le référendum pour valider sa refonte constitutionnelle quand elle sera aboutie. A-t-on encore besoin de référendum ?

Un référendum nécessite un espace de liberté au sein duquel les acteurs politiques peuvent débattre et échanger pour convaincre le peuple du bien-fondé de voter pour ou contre un projet. Dans les conditions actuelles, cet espace est-il disponible ?

Le président prépare un référendum qui sera une sorte de plébiscite : ses supporters vont voter pour lui quel que soit le texte qui leur sera présenté. Évidemment, les événements à venir auront une incidence sur ce scrutin populaire.

Il faudra être attentif aux règles appliquées au référendum, notamment en matière de majorité nécessaire pour qu’il soit validé. Si c’est à la majorité des votants et que le référendum ne draine pas une large part du corps électoral, il est probable que le résultat ne sera pas représentatif de la volonté populaire, mais il changera quand même la structure du pouvoir. Pour le moment, nous sommes dans l’unilatéral.

Kaïs Saïed, par ses propos tendus, semble être fermé à toute concertation

Un décret-loi va amender la constitution – ou du moins ce qui en reste. Et le texte dans sa globalité sera soumis à référendum. La constitution ne sera pas démocratique : pour l’être, elle doit être débattue par des courants politiques différents. Et il est clair que pour réaliser son projet utopique, Kaïs Saïed laisse tout le monde sur le bas côté.

Avec des contrepouvoirs écartés, comment renouer avec le débat ?

Apparemment, il n’y a pas d’issue. Il n’y a même pas eu une ébauche de consultation de manière formelle. Le président a mis tout le monde devant le fait accompli. Depuis hier, les appels à la mobilisation et à la résistance pacifique se multiplient. Il est important que ce processus continue, mais on peut craindre des dérives qui pourraient se transformer en violence. D’autant que le président, par ses propos tendus, semble être fermé à toute concertation.

Il est le peuple et ceux qui le soutiennent sont des patriotes­ : les autres, sans exception, sont des traitres. Il est trop tôt pour évoquer une issue, car le revirement est très dangereux. Depuis le 25 juillet, on quitte petit à petit la légalité constitutionnelle pour imposer un changement de constitution sous couvert d’amendements.

Le danger est également dans la confrontation inévitable qui se profile et la manière dont le président va l’aborder, ainsi que l’usage qu’il fera des moyens dont il dispose pour que le fait accompli soit accepté.

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