Une charte, pour quoi faire ?

À l’occasion du quarante-cinquième anniversaire de la Déclaration de 1948, analyse des carences de sa petite soeur africaine.

Publié le 5 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Au Zimbabwe, de grands journaux sont interdits de parution, et leurs journalistes arrêtés. En Algérie, des milliers de citoyens disparaissent pendant la décennie noire du terrorisme islamiste, dans des circonstances mystérieuses. Au Sénégal, un chef de parti politique se fait molester dans la rue après avoir proféré des propos « injurieux » à l’égard du chef de l’État… C’est désormais une banalité de constater à quel point les droits élémentaires sont bafoués en Afrique.
Il n’empêche, quand on parle de droits de l’homme, le continent semble se voiler la face. Cette journée anniversaire du 10 décembre, quarante-cinq ans après la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, est plus que jamais d’actualité. Le continent dispose pourtant de sa « propre bible » : la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples votée en 1981 à Nairobi (Kenya) lors de la XVIIIe Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), en vigueur depuis 1986.
À la fin des années 1970, l’Afrique subit de plein fouet la crise économique, se retrouve à devoir gérer de nombreuses revendications syndicales et salariales, et les coups d’État s’y multiplient. Face à une telle instabilité, les leaders politiques décident de prendre les devants. Il s’agit de trouver un texte commun de référence protégeant les droits de l’homme, respectant les us et coutumes de l’Afrique, et tenant en plus compte de la très grande diversité ethnique du continent. Le texte élaboré s’appelle tout simplement : Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Car, à côté de la notion de « droit au développement », présente dès le préambule de la Charte, et signifiant que tous les pays du monde ont droit au développement quel que soit leur niveau économique ou leur régime politique, l’enjeu de ce texte de loi tient dans le concept de « peuples ». En effet, pour l’ensemble des sociétés concernées, l’individu n’a de sens que par référence à sa communauté, au groupe auquel il appartient.
Les Africains ont beaucoup emprunté à la Déclaration de 1948. Ainsi l’article 7 de la Charte africaine reprend au mot près les dispositions de l’article 11 du texte approuvé par les Nations unies : « Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. […] Nul ne sera condamné pour des actions ou omissions qui, au moment où elles ont été commises, ne constituaient pas un acte délictueux d’après le droit national ou international. » De même pour l’article 12 qui paraphrase les articles 13 et 14 de la Déclaration. La Charte dispose aussi d’une Commission des droits de l’homme chargée de vulgariser et de faire appliquer les textes par les cinquante-trois États composant l’Union africaine.
Mais, à côté de ces ressemblances, la Charte africaine met en avant la préservation et le renforcement des valeurs traditionnelles africaines : le respect dû aux anciens, l’obligation d’assister ses parents en cas de nécessité et, paradoxalement, la primauté des devoirs sur les droits. Un héritage des royautés traditionnelles où, plus on avait de droits, plus on avait pour obligation, en contrepartie, de respecter certains devoirs. Le chef coutumier, par exemple, gérant du patrimoine collectif et protecteur des membres de la communauté, ne pouvait exercer son pouvoir qu’à la condition de rester très exigeant pour lui-même.
Des travaux rigoureux, à l’image de ceux de l’égyptologue sénégalais Cheikh Anta Diop, démontrent même, dès les années 1950, que l’Afrique précoloniale disposait de régimes politiques organisés et même audacieux sur le plan de la distribution du pouvoir. D’ailleurs, les concepteurs de la Charte de 1981 s’inspireront des modèles démocratiques des empires du Wagadou (Mali) et du Cayor (Sénégal). Mais cela ne suffira pas à garantir les spécificités africaines de la Charte lors de sa rédaction. Pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’à cette époque on ne parle pas encore de mondialisation, mais le droit international, quel que soit son lieu de « production », est déjà nettement sous influence occidentale. Les vieilles démocraties du monde développé accordant une place prioritaire à l’individu et à la nation, concept fondateur de l’État, à l’inverse de l’histoire africaine où les ethnies précèdent la nation. Ensuite, parce que cette notion d’ethnies et de peuples fascine autant qu’elle suscite la peur, notamment dans l’imaginaire occidental où le cliché du Noir primitif et barbare demeure d’actualité.
Autrement dit, pour les juristes occidentaux, reconnaître les ethnies revient alors à faire disparaître les États : si chaque ethnie peut se revendiquer comme une nation, c’est la porte ouverte à la balkanisation avec une véritable menace pour les frontières existantes ! Aussi, sans doute par complexe et par crainte d’être considérés comme de nouveaux « sauvages », les dirigeants africains font alors l’impasse sur leur unique innovation : le droit des peuples. « Cette approche est perçue comme contraire au droit international, précise le professeur Tshiyembe Mwayila, de l’Institut panafricain de géopolitique de Nancy. Et, pour être considérés comme « civilisés », les Africains font profil bas et se trouvent obligés de taire la dimension ethnique du débat. »
Préalablement établie pour être au service des peuples, la Charte devient très vite une véritable caricature d’elle-même : un simple outil au service des chefs d’État. Pour preuve, en cas de manquement au respect des droits de l’homme, la Charte ne propose aucun mode de condamnation. En cas de négociation politique, elle ne prévoit pas de procédure de résolution de conflits. En cas de force majeure, comme une guerre civile, elle n’offre pas de cadre à l’intervention d’une force interafricaine sur le terrain. Lorsqu’il fallait trouver un interlocuteur au Dialogue intercongolais en 2002, c’est l’ONU et non l’Union africaine – donc le droit international et pas le cadre juridique de la Charte – qui est intervenue pour donner mission à l’ancien Premier ministre sénégalais Moustapha Niasse de rapprocher les parties ennemies. Résultat, l’Union africaine, incapable de disposer d’une force interafricaine, se contente d’initiatives sous-régionales. À l’image de l’Ecomog, forces militaires de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, lors des crises au Liberia et en Sierra Léone.
Autre exemple, Ken Saro-Wiwa, l’écrivain écologiste nigérian pendu en 1995 par la junte militaire au pouvoir au Nigeria, après avoir pris la défense de son peuple pour qu’il puisse tirer profit de l’exploitation du delta pétrolier de l’Ogoni. La Charte, malgré sa référence au droit au développement, ne semble pas avoir permis d’intervenir à temps. De même, la Commission africaine des droits de l’homme a beau suggérer à de nombreux gouvernements des clauses de redistribution aux populations des bénéfices de l’exploitation pétrolière, la Charte africaine n’a pas force de loi pour autant. On doit, entre autres, cette limitation de la portée « universelle » des droits de l’homme africains au caractère très restrictif des articles 9 et 10, selon lesquels la personne n’a le droit de s’exprimer, de s’associer et de diffuser ses opinions que dans le cadre du respect des lois et réglementations de son pays de résidence. D’où le terme récurrent de « sous réserve de la loi nationale » qu’on trouve dans les articles.
Enfin, il est clairement dit dans la Charte (art. 49 et 58) que la Commission des droits de l’homme ne reçoit que les plaintes de cas « graves et massifs », à l’image d’un génocide ou d’un crime contre l’humanité ! L’individu seul ne peut porter plainte en son nom. La Charte de 1981 mérite donc un sacré dépoussiérage. On pourrait d’ailleurs, pourquoi pas, commencer par une mesure élémentaire de justice politique : exiger le respect de l’indépendance des tribunaux prévu pourtant par l’article 26.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires