Tunis, capitale de la Méditerranée

Une visite d’État du président français Jacques Chirac, après un passage éclair de Colin Powell, puis un sommet euro-maghrébin. Un ballet diplomatique sans précédent.

Publié le 9 décembre 2003 Lecture : 9 minutes.

Tunis, l’espace d’une semaine, s’est transformée en capitale diplomatique de premier ordre. À peine remise des festivités de l’Aïd el-Fitr, elle a accueilli Colin Powell, le secrétaire d’État américain (le 2 décembre), et Jacques Chirac, le président français, du 3 au 6 décembre, d’abord dans le cadre d’une visite d’État prévue de longue date, et ensuite pour assister au sommet « 5 + 5 » des pays du Maghreb et de la Méditerranée occidentale (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye, d’un côté, et Portugal, Espagne, France, Italie et Malte, de l’autre). Ont également pris part au sommet « 5 + 5 » le roi du Maroc Mohammed VI ; le président algérien Abdelaziz Bouteflika ; le Guide de la révolution libyenne Mouammar Kadhafi ; le président du Conseil italien Silvio Berlusconi ; le chef du gouvernement espagnol José María Aznar ; le Premier ministre portugais José Manuel Durão Barroso et le Premier ministre de Malte Edward Fenech Adami.
Maaouiya Ould Taya, le dirigeant mauritanien, lui aussi concerné, bien que son pays ne soit pas stricto sensu riverain de la Méditerranée, aura été le seul à faire faux bond : trop occupé au lendemain d’une présidentielle houleuse, il a finalement choisi de se faire représenter par son Premier ministre. L’information, tombée le 4 décembre, la veille de l’ouverture officielle du « sommet informel », a presque été accueillie avec soulagement par les responsables tunisiens du protocole. Ould Taya et Kadhafi entretiennent en effet des relations exécrables, et le Mauritanien n’avait pas caché qu’il souhaitait autant que possible éviter de se retrouver en compagnie de son homologue libyen, qu’il accuse de sponsoriser l’opposition armée…
C’est la visite d’État de Jacques Chirac qui a le plus retenu l’attention. Elle a d’abord été contrariée par les éléments. Pour son troisième voyage à Tunis, après 1995 et 2001, le président français avait prévu de se livrer à un de ses exercices favoris : le bain de foule. Mais le ciel en a décidé autrement. Les inondations des Bouches-du-Rhône, dans le sud de la France, ont incité le locataire de l’Élysée à chambouler son programme à la dernière minute et à faire une halte à Marseille pour réconforter les sinistrés. Résultat : un retard de plus d’une heure sur l’horaire prévu d’arrivée, et l’annulation de la remontée de l’avenue Habib-Bourguiba (la principale artère du centre de Tunis), qui devait être le point d’orgue de la visite.

Accompagné d’une importante délégation, comprenant notamment des chefs d’entreprise – Serge Tchuruk (Alcatel) ; Gérard Pélisson (Accor) ; Pierre Castel, du groupe éponyme, qui détient 45 % de la SFBT (Société frigorifique et de brasserie de Tunisie), première capitalisation boursière de la place de Tunis -, Jacques Chirac a été accueilli à la descente de l’avion par son hôte, Zine el- Abidine Ben Ali. Il a ensuite été salué par de nombreux invités dans le salon d’honneur de l’aéroport. Abdelwahab Abdallah, le très influent ministre-conseiller du chef de l’État tunisien, qu’on disait en disgrâce depuis qu’il a été déchargé, le 8 novembre, de ses fonctions de porte-parole de la présidence, a fait une apparition très remarquée. Souriant et détendu, il s’est attardé quelques instants pour saluer des journalistes de sa connaissance. Un geste pas forcément calculé, mais qui a relancé les spéculations sur la réalité de sa mise à l’écart. Le soir, la plupart des officiels tunisiens et français se sont retrouvés au palais de Carthage pour le dîner offert par Zine el-Abidine Ben Ali au président français. Ismaïl Boulahya, le secrétaire général du Mouvement des démocrates socialistes (MDS, opposition légale), qui comptait parmi les invités, a été pris d’un malaise pendant la lecture de l’allocution de bienvenue de Ben Ali. Il a été discrètement et rapidement évacué vers l’hôpital. Mais, le voyant défaillir, son voisin de table, Hédi Jilani, le patron des patrons tunisiens, a été à son tour victime d’un évanouissement. Décidément…
La visite de Chirac devait être placée sous le signe de la réconciliation et de la confiance retrouvée. Les relations franco-tunisiennes ont connu un vrai passage à vide pendant les années Jospin. Jugés trop critiques à l’égard du régime, les socialistes n’ont jamais été en odeur de sainteté à Tunis, où l’on n’a jamais caché en revanche une sympathie marquée pour Chirac et la droite. Visiblement soucieux de ne pas heurter les autorités tunisiennes, le président français en a peut-être fait un peu trop. Relevant les performances économiques flatteuses de la Tunisie, il n’a pas tari d’éloges sur l’expérience tunisienne, « remarquable » et « pratiquement unique dans les pays émergents ». Et, parlant des droits de l’homme, le chapitre qui constitue le talon d’Achille du « miracle » des années Ben Ali, Chirac a déclaré que « le premier des droits de l’homme est de manger, d’être soigné, d’avoir et de recevoir une éducation et un habitat. De ce point de vue […], la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays. Naturellement, nous avons chacun nos critères d’appréciation, et je souhaite évidemment que le caractère libéral, respectueux des libertés, soit de plus en plus affirmé en Tunisie, ce dont je ne doute pas. » Répondant ensuite à une question sur la grève de la faim entamée le 15 octobre par l’avocate Radhia Nasraoui, le président français, toujours conciliant, a espéré que l’affaire trouve rapidement une issue, mais s’est attaché à en relativiser la portée : « En France aussi, nous avons des gens qui ont fait, qui font ou qui feront la grève de la faim… » Des propos qui ont immédiatement provoqué une levée de boucliers dans l’Hexagone, notamment à gauche. Dès le lendemain, Chirac et la délégation française, conscients de leur « gaffe », ont entrepris de rectifier le tir, en insistant sur le caractère à la fois universel et indivisible des droits de l’homme…
Le cadre d’une visite d’État ne se prêtant pas au mélange des genres, la délégation française avait prévu le service minimum diplomatique pour l’opposition et la société civile tunisienne : une rencontre entre Bernard Emié, directeur Afrique du Nord et Moyen-Orient au Quai d’Orsay, et Mokhtar Trifi, le président de la Ligue tunisienne des droits de l’homme. Le lendemain de la « boulette présidentielle », les choses avaient changé : on apprenait que, dans la journée du 4, Emié avait reçu successivement trois membres du comité de soutien à Radhia Nasraoui, et un trio de femmes démocrates, dont Sana Ben Achour et Khadija Chérif. Et, au matin du 5 décembre, les proches de Me Nasraoui, inquiets de la dégradation de son état de santé, mais contents du battage médiatique fait autour de son action, laissaient entendre que l’avocate s’apprêtait à mettre un terme à sa grève, « à la demande de ses amis et des associations qui la soutiennent ».

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Jacques Chirac, qui a eu deux entretiens en tête à tête avec le président Ben Ali, a tout de même profité de son passage à Tunis pour visiter le nouvel Hôtel de ville, le Conseil économique et social, le technopôle de l’Ariana et le lycée français Pierre-Mendès-France de Mutuelleville (Tunis). Sur le fond, quatre accords bilatéraux ont été signés, dont un protocole sur la coopération touristique. L’Agence française de développement (AFD) a en outre signé deux conventions de crédit avec le gouvernement tunisien, pour un montant de 73 millions d’euros, ce qui porte à 748 millions d’euros les concours de l’AFD et de la Proparco (sa filiale dédiée au secteur privé) octroyés à la Tunisie depuis 1992. Enfin, la lancinante question de l’indemnisation des biens immobiliers français, qui constituait le dernier vrai contentieux entre Paris et Tunis, a enfin été réglée. Les biens nationalisés par la loi de 1964 seront soit restitués, soit indemnisés. D’après une source élyséenne, cet accord devrait faciliter le déblocage d’une aide bilatérale à la rénovation des logements insalubres, dont la première des trois tranches, correspondant environ à 100 millions de francs français, avait été versée, mais dont les deux tiers restants avaient été gelés dans l’attente de jours meilleurs…
Autant la visite du président Chirac a été couverte et médiatisée, autant le sommet informel des « 5 + 5 », qui a débuté dans l’après-midi du 5 décembre pour se clore au matin du 6, a été entouré d’un parfum de mystère. L’important se tramant plus souvent en coulisses que sur le devant de la scène, les journalistes en étaient le plus souvent réduits à spéculer sur la possibilité d’une rencontre entre le roi Mohammed VI et le président Bouteflika, ou encore sur l’attitude de Chirac face à Kadhafi, même si le premier a assuré que le contentieux franco-libyen né du refus de la Jamahiriya d’indemniser correctement les familles des 170 victimes de l’attentat de 1988 contre un DC-10 d’UTA « n’aurait pas d’impact » sur le sommet de la Méditerranée occidentale. Pour se montrer à la hauteur de l’événement, les Tunisiens n’ont pas ménagé leurs efforts. Tous les hôtels devant accueillir des délégations ont été équipés de connexions Internet et pourvus de lignes à haut débit, en mode ADSL. Les rues du parcours emprunté par les convois officiels ont été embellies, et les suites de l’hôtel Abou-Nawas Tunis, qui accueillait les chefs de gouvernement, ont été complètement réaménagées. Les chefs d’État, c’est-à-dire le roi du Maroc, les présidents français et algérien, et le Guide libyen, ont pour leur part été installés dans les somptueuses résidences d’hôtes des hauteurs de Gammarth, à une vingtaine de kilomètres du centre de Tunis, en face de l’hôtel Palace, qui a été investi par l’imposante et folklorique caravane du Guide libyen – cinq cents personnes et beaucoup de treillis…
Le cadre choisi pour l’hébergement des chefs d’État devrait favoriser les contacts informels entre les chefs de délégation, car les villas sont mitoyennes, surprotégées, et bien à l’abri des regards indiscrets…
Est-ce que les Maghrébins ont profité de l’occasion pour progresser dans leurs négociations et apurer leurs différends ? Peu de choses en tout cas ont filtré du dîner organisé au soir du 4 décembre par le président Zine el-Abidine Ben Ali au palais de Carthage à l’intention des dirigeants de l’Union du Maghreb arabe (UMA). L’arrivée tardive de l’avion de la délégation marocaine (vers 23 heures, heure tunisienne) n’a pas permis au souverain alaouite de participer à la rencontre avec ses pairs, qui se sont donc retrouvés à trois : Ben Ali, Bouteflika et Kadhafi. À l’heure où nous mettons sous presse, il n’était toujours pas acquis qu’un sommet de l’UMA puisse se tenir à Alger avant la fin de l’année 2003, comme l’avaient laissé entendre les ministres des Affaires étrangères des « Cinq », le 22 novembre dernier. Et, toujours à l’heure où nous mettons sous presse, une rencontre en tête à tête entre Mohammed VI et Abdelaziz Bouteflika était encore hypothétique. Les spéculations quant à la possibilité pour le président Chirac de faire l’intermédiaire entre les frères ennemis du Maghreb central n’ont recueilli qu’un écho poli côté français. « À ma connaissance, nous n’avons jamais envisagé une telle hypothèse, c’est un fantasme de journalistes, assure une source élyséenne, ce n’est pas à nous Français de nous immiscer dans les affaires maghrébines. Nous espérons que les Algériens et les Marocains arriveront à transcender leurs différends et permettront, par leur entente, une relance du processus d’intégration maghrébin. C’est à la fois dans leur intérêt et dans celui des Européens. Il est évident que nos amis maghrébins ne peuvent pas se permettre d’avancer en ordre dispersé comme aujourd’hui, car, à terme, cela les condamnerait à la marginalisation dans leurs relations institutionnelles avec l’Europe. L’UMA doit sortir de sa léthargie, je crois que tout le monde en a conscience. Mais la clé ne se trouve pas à Paris. La France soutient les efforts de la Tunisie, qui ne s’économise pas dans cette affaire. Mais, en définitive, tout dépendra d’Alger et de Rabat. Le « 5 + 5 » marque le début d’un processus de dialogue et de rapprochement, en soi c’est déjà une avancée… »

Finalement, au-delà des polémiques sur les droits de l’homme et des incertitudes sur les résultats concrets du forum « 5 + 5 », la semaine qui vient de s’écouler aura quand même permis à la Tunisie de marquer des points sur le plan diplomatique. Soutenue et courtisée, elle apparaît plus que jamais comme un partenaire d’influence, indispensable à la fois aux Maghrébins, pour les inciter à surmonter leurs divergences, et aux Européens, qui voient en elle un interlocuteur à l’entregent apprécié et un pivot pour le dialogue entre les deux rives de la Méditerranée. C’est toujours ça de pris…

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