Tous les chemins mènent à Genève

Après plus de deux ans de maturation, l’accord élaboré par Yossi Beilin et Yasser Abed Rabbo a été lancé le 1 er décembre devant sept cents personnalités du monde entier. Il apparaît aujourd’hui comme la seule issue au conflit qui oppose les deux peuples

Publié le 5 décembre 2003 Lecture : 9 minutes.

Genève, Espace Sécheron, non loin du Palais des Nations, lundi 1er décembre 2003, 16 h 40. Coup d’envoi de la cérémonie de lancement de l’« Accord de Genève », le plan de paix officieux israélo-palestinien rendu public le 13 octobre dernier dans la ville suisse (voir J.A.I. n° 2238). Le décor est sobre et beau. Une scène presque nue – un piano, qui devait s’y trouver dès le début, avait été retiré à la dernière minute pour préserver le caractère solennel de l’événement. Deux panneaux, situés à gauche et à droite de la tribune, reproduisent en grosses lettres ces deux phrases qui résonnent comme des répliques sèches au Premier ministre israélien Ariel Sharon, There is a partner (« Il y a un partenaire ») et There is a plan (« Il y a un plan »). Un olivier, symbole de la Terre sainte, est posé au milieu de la scène, éclairé par un rai de lumière verte. Sur les deux écrans géants installés au-dessus des deux panneaux défilent des images de la Palestine, tournées par deux cinéastes, Jack l’Israélien et Issa le Palestinien : deux gamines assises sur une branche d’arbre, un oiseau survolant une oliveraie, des orangeraies s’étendant à perte de vue, les ruelles de la vieille ville de Jérusalem, les colonnes d’une église, les coupoles d’une mosquée, un rabbin qui passe, des scènes de vie quotidienne dans des foyers juifs et arabes, puis des images en surimpression des négociateurs palestiniens et israéliens, manches retroussées, en pleine discussion… En voix off, un chant en arabe appelant les hommes à prier pour la paix.
L’émotion est déjà à son comble lorsque le comédien américain Richard Dreyfus, « intronisé » maître de cérémonie, annonce l’ouverture de la séance. Détournant une phrase célèbre de Georges Clemenceau, il lance : « La paix est une chose trop sérieuse pour qu’on la laisse aux seuls gouvernants. » Et d’ajouter : « Les leaders peuvent parfois s’égarer et s’enliser. Il est de notre devoir citoyen de les prendre par la main et de leur montrer le chemin. »
En deux phrases, le ton est donné : par-delà leurs fonctions, leurs religions, leurs nationalités, les sept cents personnes présentes sont, avant tout, des représentants de la société civile mondiale qui pensent qu’il n’est pas possible de vivre éternellement dans une situation de guerre et que la seule issue au drame qui se déroule depuis plus d’un demi-siècle au Proche-Orient, c’est la paix. Toutes les personnalités qui se succéderont à la tribune exprimeront cette même conviction, mais chacun avec ses mots.
Depuis sa présentation publique, le 13 octobre, à Genève, par ses deux principaux auteurs, l’Israélien Yossi Beilin et le Palestinien Yasser Abed Rabbo, ce plan de paix « virtuel » a suscité beaucoup d’espoir dans le monde. Il a provoqué aussi de vives critiques, notamment en Israël et dans les Territoires palestiniens. Ses promoteurs ont même craint pour son avenir. D’autant que le gouvernement d’Ariel Sharon, relayé par une partie de la presse israélienne, n’a cessé d’appeler à son boycottage. Pour ne rien arranger, les autorités suisses, premières promotrices de l’initiative mais soucieuses de préserver leur sacro-sainte neutralité, ont décidé de rester en retrait, donnant l’impression de vouloir abandonner le « bébé » à son sort. Pis : le 30 novembre, la veille donc, Qaddoura Farès, l’un des principaux auteurs du plan, ministre sans portefeuille et proche conseiller du président Yasser Arafat, a annoncé qu’il renonçait à se rendre en Suisse en compagnie d’autres responsables de son mouvement. Motif : les accusations de « trahison » portées contre lui et ses camarades par certains dirigeants du Fatah, principale composante de l’OLP, ainsi que par les mouvements radicaux comme le Hamas. Last but not least, le gouvernement israélien, qui n’a jamais fait mystère de sa volonté de faire échec à l’Accord de Genève, a multiplié les incursions militaires, souvent meurtrières, dans les Territoires palestiniens, espérant ainsi mettre le feu aux poudres.
Ces signes d’hostilité, grossis par les médias, n’ont pas découragé les quelque cinq cents personnes (mille selon les organisateurs) venues exprimer leur soutien à l’Accord en défilant, le 30 novembre, sous une pluie fine, sur le pont du Mont-Blanc – lequel arborait, pour la circonstance, les drapeaux blancs de la paix. L’optimisme affiché par ces représentants de la société civile européenne n’en masquait pas moins une sourde inquiétude : « Et si le gouvernement Sharon et les radicaux palestiniens, unis pour le pire, réussissaient à « tuer » l’espoir né en Suisse ? »
Emmitouflé dans un imperméable sombre, Yasser Abed Rabbo, qui ouvrait la marche, aux côtés de représentants de la communauté juive genevoise, dont le rabbin François Garaï, arborait lui aussi un large sourire de circonstance, mais son regard trahissait la même inquiétude. Car quelques minutes auparavant, à des milliers de kilomètres de là, à Ramallah, en Cisjordanie, des hommes masqués avaient tiré sur sa résidence personnelle. Pis : ses camarades n’ont pu obtenir le soutien officiel du président Arafat, qu’ils exigeaient « par écrit ».
Le raïs, on le sait, aime ce genre de situation où il est appelé à arbitrer entre ses proches collaborateurs. En se posant comme l’ultime recours, il consolide son pouvoir, sans cesse menacé. Commentaire d’un confrère arabe : « « El-Khityar » [le Vieux] fera durer le suspense jusqu’à la dernière minute, mais il finira par trancher. Reste à savoir en faveur de qui. » La réponse n’allait pas tarder…
Le lendemain, les personnalités présentes n’étaient pas peu surprises de voir Jibril Rajoub, conseiller du président Arafat pour les questions de sécurité (qui avait rencontré la veille, à Londres, Omri Sharon, fils d’Ariel), parmi les membres de la délégation palestinienne. Mieux : le raïs a fait parvenir un message de soutien à l’Accord, qui a été lu par un universitaire de Bethléem. Le « séquestré de la Mouqataa » a rappelé ses engagements successifs pour la paix à Madrid, Oslo, Camp David, Taba, ainsi qu’en faveur de la feuille de route… en insistant sur sa disposition à revenir à la table des négociations sans conditions préalables.
Comment expliquer ce revirement spectaculaire du président de l’Autorité ? Réponse de Zouheir el-Manasrah, gouverneur de Bethléem et ancien chef de la sécurité préventive en Cisjordanie : « Ce n’est pas un revirement. Le président ne s’est jamais opposé à l’Initiative de Genève. Sans son consentement, nous n’aurions rien pu faire. Cela dit, il ne peut accorder un soutien officiel à un plan de paix qui ne l’est pas. » Selon Farès, « le président était sous la pression des dirigeants du Fatah qui s’opposent à l’Initiative. Son hésitation de départ s’explique par sa volonté de préserver l’unité de l’Autorité. Il a compris finalement qu’il devait soutenir le camp de la paix israélien pour ne pas avoir à endosser, une fois de plus, l’échec de cette nouvelle tentative de faire avancer le processus de paix. » « Il cherche aussi, ce faisant, explique pour sa part Sakher Habache, un dirigeant du Fatah, à mettre en difficulté Ariel Sharon et à améliorer sa propre image. »
L’ancien président américain Jimmy Carter, artisan des accords de paix israélo-égyptiens en 1979, a critiqué, dans une allocution qui lui a valu une standing ovation, la position actuelle de l’administration américaine, qui « se préoccupe de la sécurité d’Israël et considère le bien-être des Palestiniens comme une question tout à fait secondaire ». Le Prix Nobel de la paix 2002 a ajouté que le plan de paix du prince héritier saoudien Abdallah, adopté à l’unanimité par les chefs d’État arabes au sommet de Beyrouth, en mars 2002, est un appui important à la paix au Proche-Orient. « Dans tout conflit, il arrive un point où aucune partie ne peut dire qu’elle a raison et que l’autre a tort », dira l’ex-président sud-africain Nelson Mandela, par le biais d’un enregistrement vidéo. Un autre Prix Nobel de la paix, l’Irlandais Jonathan Hume, a stigmatisé « la mentalité d’attachement à un territoire, qui provoque des violences et rend la solution des différends difficile ». Il a rappelé les principes qui ont fondé la Communauté européenne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : « Le respect de la différence, la mise en place d’institutions qui veillent à ce respect et l’action commune pour calmer les souffrances et non pour attiser les haines. »
Le roi du Maroc Mohammed VI, seul chef d’État arabe à s’être fait représenter officiellement à ce conclave – son message a été lu par son conseiller André Azoulay, un membre influent de la communauté juive marocaine -, a rappelé les vertus de la tolérance et de la coexistence pacifique. Le président du Comité Al-Qods (Jérusalem), dont le pays a repris les contacts diplomatiques, l’été dernier, avec Israël, a réitéré son soutien à l’Initiative de Genève, mais aussi au plan de paix arabe du prince héritier saoudien Abdallah et à la feuille de route du Quartet, ainsi qu’au gouvernement palestinien dirigé par Ahmed Qoreï. Le souverain chérifien, qui appartient à une nouvelle génération de dirigeants arabes, a-t-il sciemment « omis » de prononcer le nom du président de l’Autorité palestinienne ? On peut le penser.
Oussama el-Baz, conseiller politique de Hosni Moubarak, semble avoir sciemment « oublié », lui aussi, de prononcer les noms de l’Égypte et de son président. Est-il venu à Genève pour exprimer un soutien personnel à l’Initiative de paix ? Cet « oubli » traduit-il les hésitations du raïs à soutenir un plan de paix qui n’a pas encore l’appui des États-Unis, d’Israël et de l’Autorité palestinienne ? Ou s’agit-il plutôt de ne pas s’aliéner les mouvements radicaux palestiniens, qu’il tente, par ailleurs, de ramener à la raison ?
Les trois heures de discours, entrecoupées d’intermèdes musicaux assurés par des groupes israéliens et palestiniens, souvent d’ailleurs mixtes, ont vu défiler une vingtaine de personnalités politiques : Christian Ferrazino, maire de Genève ; Laurent Moutinot, président du gouvernement de la République et du canton de Genève ; Micheline Calmy-Rey, ministre suisse des Affaires étrangères ; le général Amnon Chahak et son homologue palestinien Zouheir Manasra, qui s’étaient fait la guerre pendant plus de vingt ans (le premier a longtemps empêché le second de rentrer dans les Territoires palestiniens) ; Lech Walesa, ancien leader de Solidarnosc et Prix Nobel de la paix. D’autres personnalités ont fait parvenir des lettres de soutien, telles que le président français Jacques Chirac, dont le message a été lu à la tribune par Simone Veil, le Premier ministre britannique Tony Blair, qui a voulu ainsi réaffirmer son engagement en faveur de la reprise du processus de paix, l’ancien président américain Bill Clinton, le président du Conseil européen Romano Prodi, la dernière lauréate du prix Nobel de la paix l’Iranienne Shirin Ebadi, sans oublier les témoignages, souvent simples et émouvants, de citoyens israéliens et palestiniens, présents dans la salle ou s’adressant au public à travers un film vidéo, qui ont dit l’horreur de la guerre qu’ils vivent au quotidien et leur désir d’en finir avec la haine et la violence et de vivre normalement, en partageant une terre que Dieu a donnée à deux peuples.
La cérémonie a été clôturée par les discours de Yossi Beilin et de Yasser Abed Rabbo et une poignée de main fraternelle entre les deux hommes, sous le crépitement des flashs et un tonnerre d’applaudissements. La salle, debout, a ovationné les deux héros du jour, qui n’ont pas tardé à être rejoints par tous leurs compères pour une dernière photo de famille. Un miniconcert, donné par des rastas israéliens et des rappeurs palestiniens, a clos l’événement, dans une profusion de sons, de rythmes, de lumières et de couleurs.
Lors du cocktail de clôture, les membres des deux délégations étaient sur un nuage, tiraillés entre deux sentiments contradictoires : la satisfaction d’avoir accompli une grande action, voire un geste historique, et la crainte de voir l’acte fondateur de Genève leur éclater au visage comme une bulle.

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