Les 7 plaies de l’Algérie

La campagne pour la présidentielle de 2004 risque de se réduire à une querelle de personnes. Alors qu’elle devrait être l’occasion de débattre des grands problèmes qui pèsent sur le pays depuis quarante ans et l’empêchent d’aller de l’avant.

Publié le 8 décembre 2003 Lecture : 12 minutes.

Avec des réserves de change de 31,66 milliards de dollars au 30 octobre 2003, l’Algérie n’a jamais eu une aussi bonne assise financière. Son économie a connu, ces dernières années, de réelles avancées. Le terrorisme est en net recul, et les investisseurs étrangers s’intéressent de nouveau au pays. Sur le plan international, son image s’est nettement améliorée. « Aujourd’hui, aucune menace ne pèse sur l’État républicain et ses institutions, estime le président Abdelaziz Bouteflika dans une interview récente au quotidien L’Écho d’Oran. Le pays renoue avec le développement. L’investissement productif reprend, et la croissance économique est de retour. » Beaucoup, cependant, reste à faire.
Le manque de crédibilité des institutions, les obstacles à la libéralisation économique, l’insécurité persistante, la crise du logement et de l’emploi, les menaces sur le système d’éducation, le statut discriminatoire de la femme, sans oublier la persistance de tabous socioculturels, font que l’Algérie donne l’impression de tourner en rond. Ces sept plaies seront-elles débattues lors de la campagne présidentielle ?

Des institutions discréditées
Les institutions algériennes sontelles crédibles ? « Visiblement, non ! » répondent de nombreux observateurs. Tous s’accordent à affirmer qu’une certaine opacité entoure les rôles, les compétences et l’autonomie de chacune d’entre elles. L’Assemblée populaire nationale (APN), par exemple, est pluraliste, mais, en fait, elle est dépouillée de ses prérogatives dès lors que le chef de l’État profite des intersessions pour légiférer par ordonnance. En août 2000, ce mode de fonctionnement a provoqué la démission du Premier ministre Ahmed Benbitour.
Autre constat : le Front de libération nationale (FLN) est majoritaire au Parlement. Paradoxalement, il ne fait plus partie de la coalition gouvernementale. Le président Abdelaziz Bouteflika a limogé, le 5 mai 2003, son Premier ministre Ali Benflis, patron du FLN, quand celui-ci a affiché ses ambitions présidentielles. Il l’a remplacé par Ahmed Ouyahia, chef du Rassemblement national démocratique (RND), troisième force politique à l’Assemblée après le FLN et le Mouvement de la réforme nationale (MRN-Islah), parti islamiste d’Abdallah Djaballah.
Quelque mois plus tard, en septembre, six ministres proches d’Ali Benflis sont remerciés. Ils sont remplacés par des militants FLN « partisans de Boutef ». La coalition vole en éclats, le 2 octobre dernier, quand un communiqué du bureau politique du FLN accuse Bouteflika de vouloir empêcher Benflis de se présenter à la présidentielle. « Le parti considère que son maintien au sein de la coalition gouvernementale n’a plus sa raison d’être et contrevient au devoir que lui impose la défense des valeurs de l’État républicain », précise le communiqué. Sept ministres se retirent du gouvernement, alors que cinq autres, favorables au président, choisissent d’y rester.
Une autre institution est encore plus controversée : la justice. En août 2003, la presse locale fait état de l’instrumentalisation de l’appareil judiciaire au profit du chef de l’État. Elle en veut pour preuve l’interdiction de la tenue du congrès extraordinaire du FLN, la multiplication des procédures contre les journalistes et, tout récemment encore, le limogeage de onze procureurs de la République et de dix présidents de cour ainsi que la mutation de plusieurs autres magistrats par Bouteflika dans le cadre de la « réforme globale de la justice ».
Cette décision est intervenue au moment où le président du Syndicat des magistrats, Mohamed Ras el-Aïn, était destitué de son poste par des membres du conseil national et du bureau exécutif du Syndicat. Il avait dénoncé l’implication de la justice dans des affaires politiques. Même le procureur général adjoint près la cour d’Alger avait informé l’opinion publique que sa signature avait été usurpée pour interdire ce congrès. Plusieurs sections syndicales des magistrats ont vigoureusement dénoncé la généralisation de ces murs.
Les dysfonctionnements ne concernent pas uniquement l’institution législative ou judiciaire. L’affaire Khalifa a notamment révélé les carences des autorités monétaires.

la suite après cette publicité

La réforme économique en panne
Entamées depuis près de quinze ans, les réformes économiques demeurent toujours au stade de chantier. L’Algérie avait abandonné, au début des années 1990, l’économie administrée et centralisée, inspirée du modèle soviétique, pour adopter progressivement l’économie de marché. Cette réforme visait à créer des emplois, garantir une croissance durable et faire à terme de l’investissement privé le principal moteur du développement économique. Mais, à ce jour, l’engagement de l’Algérie sur cette voie accuse un retard certain. Et pour cause : des obstacles de tout genre freinent la mise en application des réformes. Bureaucratie tatillonne, lenteur dans le traitement des dossiers et bien d’autres tracas font que l’Algérie n’inspire pas encore totalement confiance. Les vives tensions entre le chef de l’État Abdelaziz Bouteflika et son ancien Premier ministre Ali Benflis, qui durent depuis plus de dix mois, retardent encore l’avancement des réformes. Certains opérateurs économiques internationaux préfèrent attendre le verdict des urnes en avril 2004 et la politique économique du futur président avant de se lancer dans une quelconque initiative d’investissement.

Une insécurité persistante
Ce fléau constitue la troisième plaie dont souffre l’Algérie. Les problèmes d’ordre sécuritaire remontent à la naissance du terrorisme islamiste au début des années 1990. Le processus électoral a été interrompu lorsque le Front de libération islamique (FIS) a raflé, en décembre 1991, la majorité des sièges à l’Assemblée nationale dès le premier tour. Les violences qui s’ensuivirent feront près de cent cinquante mille morts en douze ans. Même si le nombre de victimes a considérablement baissé ces dernières années, on continue à enregistrer régulièrement des actes terroristes.
Un autre phénomène est en train de s’installer : la criminalité et le grand banditisme. Des corps sont retrouvés horriblement mutilés et parfois impossibles à identifier. Selon la gendarmerie, environ cent cinquante cadavres ont été découverts depuis le début de l’année dans la seule région d’Alger. Les agressions dans la rue ou chez des particuliers sont quotidiennes. Sans compter les vols de bijoux, de téléphones portables, de voitures…

Le chômage et la pénurie de logements
Ces deux fléaux, qui ne datent pas d’hier, contribuent largement à la détérioration d’une situation sociale déjà difficile. Ils poussent d’ailleurs de plus en plus les jeunes (diplômés ou non) à l’émigration. Les interminables files d’attente devant les consulats en témoignent. Le taux de chômage atteint officiellement 30 %. Chaque année, les universités déversent dans la rue des milliers de jeunes diplômés, qui se retrouvent sans emploi pour la plupart. « Chacun fait ce qu’il peut pour s’en sortir », confie l’un d’eux.
Des ingénieurs, des médecins et des cadres en tout genre finissent hitistes (« ceux qui tiennent le mur », dans le jargon algérois). D’autres se transforment en vendeurs à la sauvette. Les plus chanceux se lancent dans l’informel par le biais du trabendo.
Le problème de l’habitat constitue un véritable casse-tête pour les politiques. Aucun des gouvernements qui se sont succédé n’a réussi à gérer convenablement ce secteur, qui enregistre un déficit de 1,3 million de logements, selon le rapport du Conseil national économique et social (CNES). La demande ne cesse de croître et la poussée démographique aggrave encore la crise.
En 2001, l’État s’est engagé à construire environ 100 000 logements par an. Plusieurs formules d’aide ont été créées. La locationvente, lancée par l’Agence d’amélioration et de développement du logement (AADL), est celle qui a connu le plus de succès. Porteuse d’espoir pour les couches moyennes, elle permet à des demandeurs de tout type (jeunes couples, célibataires, familles) d’espérer acquérir une habitation. Mais une partie des postulants ne possèdent pas la somme représentant l’avance pour que le dossier soit retenu. Cinquante-cinq mille logements AADL sont en construction dans plusieurs villes du pays, dont 11 000 à Alger la première tranche devrait être livrée au premier semestre 2004 , et 65 000 nouvelles unités sont en chantier.
Au total, ces 120 000 logements représentent près de 40 % de la demande de type location-vente enregistrée par l’AADL. Cependant, ce même total ne représente que 9 % du déficit global en logement de l’Algérie. Les formules existent donc, mais le problème persiste. Pour avoir droit à un logement social, il faut toucher un salaire inférieur à 12 000 DA (120 euros). Et les délais d’attente peuvent atteindre vingt ans. Recourir à la location n’est pas toujours évident, car les loyers coûtent excessivement cher.
On estime à environ trois millions le nombre d’Algériens qui attendent un hypothétique logement. Une liste allongée par l’exode rural lié aux exactions terroristes ainsi que par le séisme du 21 mai 2003. Certains sinistrés de la région d’Alger attendent encore d’être relogés.

Un système éducatif en crise
L’éducation souffre de graves dysfonctionnements. Ses performances par rapport aux paramètres internationaux sont très faibles. En Algérie, environ 1 million d’enfants et d’adolescents quittent l’école avant de recevoir une éducation de base de neuf ans, comme le recommande l’UNESCO. Pour ce qui est des enfants scolarisés, « seuls 21 % arrivent en 9e année fondamentale [AF, niveau 3e en France], sans redoubler, et 46 % après avoir redoublé une ou plusieurs fois. Sur 100 enfants scolarisés en 1reAF, seuls 8 arrivent en terminale et 2 obtiennent leur bac », explique un enseignant.
Une Commission nationale de réforme du système éducatif, dite « commission Benzaghou », du nom de son président, a été installée le 13 mai 2000 par Bouteflika. Elle est constituée d’une centaine d’universitaires et de personnalités compétentes. Le projet de réforme a été l’objet de plusieurs attaques émanant des milieux conservateurs et islamistes qui ont manifesté leur hostilité à certaines dispositions touchant aux langues étrangères (introduction de l’enseignement du français dès la seconde année primaire), à l’instruction civique et à l’enseignement religieux.
La Commission a rendu son rapport en 2001, mais les réformes préconisées n’entrent en application que cette année. Les programmes s’inscriront désormais dans une logique beaucoup plus d’apprentissage que d’enseignement dans le cycle primaire avec l’introduction du français dès la seconde année et de l’anglais dès la première année du cycle moyen. Pour satisfaire l’une des revendications du mouvement de contestation kabyle, le tamazight, la langue berbère, est enseigné depuis cette année.
La situation semblait évoluer favorablement jusqu’à ce qu’un conflit social paralyse le secteur de l’éducation. Depuis le début de la rentrée scolaire 2003, 96 % des enseignants du secondaire observent des grèves à répétition. Les élèves ainsi que leurs parents appréhendent le risque d’une année blanche. « Tout préjudice incombe à la tutelle qui refuse de dialoguer avec les vrais représentants du mouvement de contestation », a accusé Ali Lemdani, chargé de l’information du bureau d’Alger du Conseil national autonome des professeurs de l’enseignement secondaire et technique (CNAPEST), un syndicat qui n’est pas reconnu par l’administration.
Les enseignants sont, eux aussi, touchés par la dégradation du niveau de vie en Algérie. Ils réclament une hausse de 100 % du salaire brut et un abaissement de l’âge de la retraite qu’ils souhaitent pouvoir prendre après vingt-cinq ans d’activité. Un enseignant dans un lycée gagne de 12 000 à 16 000 DA (entre 120 et 160 euros) par mois et arrive seulement à 18 000 DA (180 euros) à l’issue de vingt ans de carrière. Face à la détermination des enseignants, le ministère de l’Éducation nationale a fini par proposer des augmentations de 2 500 à 5 000 dinars (25 à 50 euros). Augmentations rejetées par une bonne partie des sections syndicales qui poursuivent leur mouvement de grève. Le gouvernement s’entête dans la fermeté et refuse d’aller au-delà de ses propositions. Il lance un ultimatum aux grévistes. Faute de reprise, les enseignants récalcitrants seront radiés et remplacés par des universitaires au chômage. Les premiers avis de radiation sont tombés le 30 novembre.

la suite après cette publicité

Les femmes traitées en mineures
Voici un autre domaine sensible où l’Algérie est très en retard par rapport à la Tunisie, mais aussi au Maroc, dont le Code de la famille est en cours de réforme. Adopté sans discussion en 1984 par l’Assemblée populaire nationale, le code algérien est inspiré de la loi musulmane, la charia. Il soumet la femme à la volonté de l’homme, la considérant comme une « mineure à vie » (voir J.A.I n° 2232). Le président Bouteflika vient de créer une commission chargée de la révision de ce code, qui devrait rendre ses recommandations dans les prochains mois. Mais l’idée d’une révision est rejetée par la plupart des associations féminines qui réclament une abrogation pure et simple de ce code discriminatoire. D’autant plus que, selon les premières informations, les articles de loi sur la polygamie et la répudiation ne seront pas modifiés.

Des tabous pesants
La septième et dernière plaie vient de la société elle-même. Régionalisme, clientélisme, conservatisme imprègnent les pratiques quotidiennes de l’Algérien, d’est en ouest et du nord au sud. Le régionalisme est souvent le critère essentiel dans le recrutement du personnel, et ce au détriment des compétences. Le puissant du moment s’entoure des hommes de sa région : clan de l’Est (« BTS » : Batna, Tebessa, Souk Ahras), clan de l’Ouest, clan de la Kabylie
« On assiste à un retour en force du conservatisme légitimé par le pouvoir, constate par ailleurs Mehdi, un cadre algérois. Les hésitations de Bouteflika pour abroger le code de la famille et le récent amendement voté par l’Assemblée, puis le Sénat, pour interdire l’importation de toute boisson alcoolisée en sont les preuves évidentes. » Cette mesure s’inscrit pourtant à contre-courant du projet d’adhésion de l’Algérie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et de l’accord d’association avec l’Union européenne. « Je ne comprends pas pourquoi, dès qu’on parle de réformes, les islamo-conservateurs peuvent tout bloquer. Ce sont des promesses vaines qui n’obéissent qu’à des fins électorales », conclut-il.
La sexualité demeure toutefois le plus grand tabou de cette société de tradition musulmane. Les jeunes ne peuvent en parler ouvertement, surtout à leurs parents. « C’est un sujet refoulé, estime Nadia, 23 ans, étudiante à l’université d’Alger. J’ai des rapports sexuels avec mon copain. Je ne sais pas ce que mes parents me feraient s’ils l’apprenaient. » Les mentalités sont telles qu’une fille qui perd sa virginité avant le mariage déshonore sa famille, tout comme le fils ayant des penchants homosexuels. Des mères s’évertuent à marier au plus vite leur fils pour étouffer le scandale. Certaines filles se font recoudre l’hymen avant leurs noces. C’est le cas de Faïza, aujourd’hui mariée et mère de deux enfants. « On nous pousse à être hypocrite. On n’a pas d’autre choix que d’entrer dans leurs combines »
Malika s’est installée à Paris où elle exerce de petits boulots pour pouvoir payer son mariage, prévu l’été prochain à Annaba, à 600 kilomètres à l’est d’Alger : « J’ai 29 ans et cela fait six ans que je suis fiancée. À chaque fois, on recule la date du mariage. On travaille tous les deux, mais on a vraiment du mal à joindre les deux bouts. Le dinar ne vaut rien à côté de l’euro. Heureusement, j’ai la chance d’être binationale. Cela me permet de venir travailler ici et d’amasser un maximum d’argent pour m’offrir un beau mariage, comme le souhaite ma famille. »
Les couples attendent souvent des années avant de se marier. Et pour cause : un mariage coûte très cher. La dégradation du pouvoir d’achat ne fait qu’empirer les choses. En Algérie, alors que le salaire mensuel moyen est de 15 000 DA (180 euros), un mariage revient au minimum à 300 000 DA. Les dépenses vont de la dot de l’épouse au prix du loyer ou du logement en passant par le trousseau et la cérémonie traditionnelle. Très rares sont les couples qui arrivent à se marier sans s’endetter lourdement. D’où la proportion de plus en plus grande des célibataires.
Voilà donc les sept plaies qui empêchent l’Algérie d’aller de l’avant. Et même qui menacent la République si elles ne sont pas prises au sérieux. Et si elles ne sont pas soignées à temps…

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires