Izzat Ibrahim el-Douri

Pour les Américains, l’ex-numéro deux du régime irakien est le principal coordinateur de la résistance dans le « triangle sunnite ».

Publié le 5 décembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Parleront-elles ? Appréhendées le 25 novembre à l’aube, lors d’une opération commando menée au nord de Bagdad, l’une des deux épouses ainsi que la fille aînée d’Izzat Ibrahim el-Douri sont, depuis, soumises à un interrogatoire serré au quartier général de l’« Ironhorse Force » américaine, non loin de l’aéroport de la capitale irakienne. Parleront-elles ? Dans l’affirmative, les chances qu’elles soient en mesure de livrer leur mari et père aux occupants sont minimes. L’officiel numéro deux du régime déchu, dont la tête vient d’être mise à prix 10 millions de dollars par le proconsul Paul Bremer, s’est en effet très probablement déconnecté de son entourage familial dès la chute de Bagdad il y a huit mois. Celui en qui les Américains voient le principal coordinateur de la résistance armée dans le « triangle sunnite » – Saddam Hussein en étant, lui, l’inspirateur, celui qui l’impulse beaucoup plus qu’il ne l’organise – a cependant un point faible : sa santé, que l’on dit chancelante (il souffrirait d’une forme de leucémie à évolution lente). Aussi, pour l’« Ironhorse Force », l’arrestation au cours du raid du 25 novembre d’une troisième personne, le fils du médecin personnel de Douri, est-elle sans doute plus intéressante que celle des deux femmes…

Longtemps, très longtemps, cet homme maigre et longiligne au teint blafard, moustache et cheveux roux, avait tout sauf l’étoffe du héros qui est désormais, à 62 ans, la sienne aux yeux des fedayine irakiens. Visage fermé, béret militaire vissé sur la tête, le deuxième homme le plus recherché d’Irak a vécu pendant plus de trente ans à l’ombre de Saddam, apparatchik pétrifié, coupé du peuple dans sa villa-forteresse de Bagdad. Né en 1941 à El-Dour, bourgade des environs de Tikrit, à quelques kilomètres du village de son futur maître, Izzat Ibrahim est, tout comme lui, d’extraction très modeste. Son père, qui vendait des pains de glace, le mit au travail alors qu’il avait une douzaine d’années, interrompant brusquement une scolarité sommaire. Baasiste comme la plupart des jeunes de cette région frondeuse, Izzat Ibrahim el-Douri intègre les milices du parti au début des années 1960 et fait la connaissance de Saddam Hussein, alors étoile montante du Baas, de quatre ans son aîné. Le 17 juillet 1968, vêtu d’un uniforme, il est de ceux qui assiègent le Palais présidentiel de Bagdad et en chassent le général Aref, ouvrant la voie du pouvoir au tandem Bakr-Saddam. Pendant onze ans, jusqu’à la démission d’Hassan el-Bakr et la consécration de Saddam Hussein, Douri sera l’un de ceux qui, fidèlement, aideront le dictateur à étendre son emprise sur la totalité de la société irakienne. Avec Taha Yassine Ramadan, Saadoun Chaker, Adnan Khairallah et quelques autres, il s’illustre déjà dans la répression, sans aucun état d’âme. En juillet 1972, il préside ainsi la cour révolutionnaire qui condamne à mort et fait exécuter sur le champ le colonel Nazim Kezzar et une vingtaine d’officiers pour « complot pro-iranien ». L’année suivante, Saddam lui confie la direction de l’Armée populaire, force paramilitaire de 150 000 hommes chargée de surveiller l’armée régulière et qui préfigure la future Garde républicaine. Parallèlement, Douri, que l’on dit aussi terne qu’obéissant et efficace, occupe le poste de ministre de l’Intérieur qu’il conservera jusqu’en 1980.
L’effacement de Bakr fait de lui le numéro deux du Conseil de commandement de la révolution (CCR), avec un titre honorifique de vice-président qui sera le sien jusqu’au bout. Commence alors une longue période en demi-teinte. Izzat Ibrahim el-Douri a beau être un personnage introverti, dévoué et sans ambition, il occupe le poste qui était celui de Saddam auprès de Bakr. Donc, Saddam s’en méfie et le tient à l’écart. Le dictateur veille à ce que son second n’apparaisse qu’exceptionnellement à la télévision, prononce le moins de discours possible et à ce que ses portraits ne soient placardés nulle part. Douri, qui n’a bientôt plus d’autre activité que de recevoir à la place du maître les lettres de créances des ambassadeurs accrédités, se bat pour exister. Il va même jusqu’à offrir l’une de ses filles en pâture à Oudaï, le fils aîné de Saddam, qui en fera l’une de ses multiples maîtresses. Mais la guerre avec l’Iran va le faire renaître.

la suite après cette publicité

Izzat Ibrahim a en effet une qualité majeure aux yeux du raïs, qui cherche à s’octroyer une onction religieuse : il est pieux, un peu plus que simple pratiquant, et affiche une morale ouvertement traditionaliste, denrée rare au sein du CCR. Ces deux caractéristiques vont bientôt faire de lui le canal privilégié par lequel Saddam tente de séduire les imams et les chefs de tribu, ainsi que son émissaire numéro un dans les pays du Golfe. En juillet 1990, Douri conduit ainsi la délégation irakienne aux négociations de la dernière chance de Djeddah avec l’Arabie saoudite et le Koweït.

Pendant la guerre du Golfe, il est l’un des rares dignitaires du régime à demeurer presque constamment auprès du maître. En mars 1991, alors qu’Ali Hassan el-Majid se voit confier la tâche de nettoyer la ville rebelle de Basra, Hussein Kamel celle de Kerbala et Taha Yassine Ramadan celle de Nadjaf, Izzat Ibrahim el-Douri s’occupe de ramener l’ordre baasiste à Nassiriya. Une chance dont il saura se montrer digne : sous son commandement, une colonne infernale de la Garde républicaine massacre sans discontinuer pendant trois jours les insurgés et leurs familles. Douri y perd le peu de liens qu’il avait su tisser avec la communauté chiite, mais il y gagne en proximité avec le raïs, et c’est là l’essentiel. En 1998, celui qui est désormais l’inamovible vice-président du CCR échappe de peu à un attentat à la grenade aux environs de Bagdad. Légèrement blessé, d’autant plus choqué que sa santé est déjà fragile, Douri tente de se faire soigner en Autriche. Admis en août 1999 dans une clinique privée de Vienne, il doit regagner précipitamment Bagdad au bout de douze jours face au tollé soulevé par les organisations de défense des droits de l’homme locales. Rétabli, il fréquente à nouveau les sommets arabes où son mélange de pieuse réserve et de morgue baasiste fait de lui un hôte incommode et imprévisible. En mars 2002, à Beyrouth, c’est lui qui officialise par une embrassade avec le prince Abdallah la pseudo-réconciliation avec l’Arabie saoudite. Un an plus tard, à Doha, alors que s’égrène le compte à rebours qui doit mener à la chute du régime, c’est le voyou, le porte-flingue des milices qui hurle à la face d’un ministre koweïtien, en plein sommet de l’Organisation de la conférence islamique (OCI) : « Ferme-la, espèce de singe, agent de l’étranger, traître, minus ! » Le stress, sans doute…
Nommé général en charge de la défense de la zone Nord peu avant l’invasion américaine, Izzat Ibrahim el-Douri bascule dans la clandestinité avant même la chute de Bagdad le 9 avril. A-t-il su, mieux que d’autres proches de Saddam – Abed Hmoud, Ramadan, Majid, les fils Oudaï et Qoussaï… – réactiver les vieux réseaux dormants du Baas (la fameuse « Réserve »), ainsi que d’anciens liens tribaux, depuis longtemps décloisonnés de l’appareil sécuritaire visible ? C’est possible. Comme son maître, mais vraisemblablement sans contacts avec lui, Douri évolue entre Kirkouk, Tikrit et Samarra – théâtre d’une bataille de trois heures, le 30 novembre, entre la quatrième division d’infanterie des Marines et la résistance. Comme lui, avec un mélange d’improvisation et d’organisation, il puise dans un double vivier : celui des « victimes » de l’épuration orchestrée depuis le décret du 16 mai par l’autorité d’occupation, à la demande pressante d’Ahmed Chalabi, ce grand zélateur de la débaasification. Et celui des droits communs, massivement libérés en octobre 2002 et immédiatement intégrés dans les rangs des fedayine de Saddam. Coordonne-t-il les coups de main de ces derniers avec les opérations menées par les islamistes d’Ansar el-Islam, ainsi que l’affirment les Américains ? Rien n’est moins sûr. Par contre, il est probable que Douri orchestre une partie des actions de la résistance dans le « triangle sunnite », alors que Saddam Hussein les inspire. L’argent, vraisemblablement, ne manque pas. Reste les médicaments…
C’est en effet sur la base de renseignements fournis par le fils du médecin d’Izzat Ibrahim el-Douri que l’« Ironhorse Force » a lancé, le 1er décembre, une nouvelle opération visant à l’appréhender (ou à le tuer), cette fois dans la région de Hawijah, à 250 kilomètres au nord de Bagdad. Un ratissage de près de dix-sept heures mobilisant plus de 1 200 hommes, à l’issue duquel les Américains n’ont arrêté que son secrétaire particulier, mais l’étau se resserre. L’immersion de cet apparatchik dans le monde sans pitié de la clandestinité ressemble fort, il est vrai, à une plongée en apnée. Même si l’enfant d’El-Dour a sans doute retrouvé ses réflexes de voleur d’oranges, il est peu probable qu’il survive longtemps à cette épreuve.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires