Houphouët, la Côte d’Ivoire et moi

Pour la première fois depuis la disparition de l’ancien chef de l’État ivoirien, le 7 décembre 1993, celui qui fut son directeur du protocole, son complice et presque son fils, témoigne. Édifiant à la lumière de la tragédie dont le pays est le théâtre dep

Publié le 5 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’évoquer le souvenir du président Houphouët, de résumer sa vie en quelques lignes, tant celle-ci fut riche, et le parcours de l’homme, exceptionnel. C’était, avant tout, un homme bon et généreux. Un grand croyant. Il croyait en Dieu, mais aussi en l’Homme et en sa capacité à agir sur son destin. Il avait de l’ambition pour son pays, pour l’Afrique et pour l’homme noir. Il désirait à un tel point que le Noir soit l’égal des autres qu’il était prêt à tout pour qu’il réussisse. Certains lui ont reproché d’avoir tout accepté des Européens, surtout des Français. Il donnait, c’est vrai, l’impression d’avoir le culte du Blanc, mais c’était surtout pour tirer le meilleur parti de l’ancien colonisateur, des autres cultures et des expériences venues d’ailleurs. « Je préfère africaniser l’administration ivoirienne plutôt que de la noircir », disait-il.
Son voeu le plus cher, répétait-il à ses interlocuteurs, c’est que la Côte d’Ivoire arrive, en deux générations, à avoir une place de choix dans le concert des nations. Il la voulait forte, prospère, puissante, pacifique, hospitalière et ouverte sur le monde.
J’ai servi le président Houphouët de 1960, année de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, jusqu’à son dernier soupir, le 7 décembre 1993 à l’aube. Lorsque, trente-trois ans durant, on travaille aux côtés d’un homme d’une telle envergure, on finit par oublier qu’il est mortel. Il était tellement présent et vivant que j’ai, aujourd’hui encore, du mal à accepter qu’il ne soit plus de ce monde. Car, j’étais, certes, le directeur du protocole d’État, mais aussi – disons – son fils.
Il a rencontré pour la première fois mon père, François Ouégnin, à Dakar, au début de l’année 1946. Mon père était alors greffier en chef de l’AOF et aussi le président de la communauté ivoirienne au Sénégal. Et le jeune Houphouët, fraîchement élu député de la Côte d’Ivoire à l’Assemblée nationale française, quelques mois plus tôt, était en route pour Paris.
Le président Houphouët a été mon témoin de mariage, le 28 octobre 1967. Il a assisté au baptême de mes cinq enfants. Il a également été le parrain de l’aîné de mes enfants, Stéphane, et de ma benjamine, Yasmina.
Pour lui, le premier des droits de l’homme, c’était le droit à la vie. Il s’était promis de ne jamais verser de sang humain. Il était persuadé que le dialogue pouvait permettre de dénouer les situations les plus inextricables. On lui a beaucoup reproché, par exemple, sa politique de dialogue avec l’Afrique du Sud de l’apartheid. Il pensait sincèrement que c’était la seule façon de hâter la libération de ses frères noirs. Et puis, dialoguer avec les responsables sud-africains d’alors ne l’a jamais empêché d’aider le Congrès national africain de Nelson Mandela et de contribuer à la libération de ce dernier. Sur bien des sujets, on lui donnait tort parce qu’il avait raison avant tout le monde.

Il était d’une générosité sans bornes. Tout le monde a bénéficié de ses largesses. Sa famille, ses proches, beaucoup d’Ivoiriens, de toutes catégories sociales, nos frères africains, surtout d’Afrique de l’Ouest, mais aussi des Européens. Il priait tous les matins. Lorsque j’entrais dans sa chambre, à ces moments-là, il me faisait comprendre d’un signe de la main qu’il fallait que j’attende. Il entretenait des relations de complicité avec Sa Sainteté le pape Jean-Paul II. Lors de leur première rencontre à Abidjan, en mai 1980, le courant est tout de suite passé entre eux. Ils ont longuement marché dans les jardins du palais en se tenant par la main. C’était magique !
Le président Houphouët était tolérant et très oecuménique. Je ne pense pas qu’il y ait un homme qui ait construit autant de lieux de culte – églises, mosquées, temples, et même une basilique – que lui. Il respectait toutes les religions, même les plus confidentielles. Au cours des vingt dernières années de sa vie, il terminait toujours ses discours par ces mots : « Dieu est amour ! »
Il y a une autre phrase qui revenait dans sa bouche et qui prend toute sa signification à la lumière de la tragédie que connaît actuellement la Côte d’Ivoire : « Je n’ai servi que l’amour, l’amitié et la fraternité. Je puis donc disparaître, le bon grain est semé. La Côte d’Ivoire sera toujours un pays pacifique et fraternel. »

la suite après cette publicité

Le président Houphouët n’était pas un couche-tard, mais pouvait vous faire appeler au milieu de la nuit pour une séance de travail, pour donner des instructions ou vérifier une information. Il n’aimait pas danser, ne buvait pas, ne fumait pas et ne mangeait pas de pain. Il préférait de loin les mets africains aux plats européens. Lorsqu’il avait des invités non africains, il s’arrangeait toujours pour déjeuner ou dîner avant que ces derniers n’arrivent. Il s’installait alors à table avec eux et, généralement, ne mangeait plus, ou à peine. Il préférait écouter ses convives. C’était, là aussi, un de ses traits de caractère dominants : il écoutait beaucoup les autres.
Tout président qu’il était, il allait voir ses amis à domicile ou, lorsque ceux-ci étaient malades, à l’hôpital. Il se préoccupait du sort de leurs enfants. Il avait un coeur en or et, s’il lui arrivait de piquer de grandes colères, ce n’était jamais au premier son de cloche. Il prenait le soin de vérifier. En cas d’injustice, il essayait de se racheter. Par des gestes, un mot affectueux, une petite attention…
Aussi étonnant que cela puisse paraître pour un homme aussi pacifique, il aimait la boxe et le cyclisme. Il appréciait, disait-il, l’effort personnel que pouvaient comporter ces deux disciplines sportives. Il n’allait pas lui-même (ou rarement) aux matchs de boxe, mais les regardait à la télévision. S’il ne pouvait pas, il se les faisait enregistrer.

Ce n’était pas un mélomane, mais il appréciait Édith Piaf, surtout pour sa voix. Il n’aimait pas, mais pas du tout, les voyages en avion. Il est allé trois fois en visite officielle aux États-Unis, mais par bateau. Pour d’autres déplacements, en Europe par exemple, il faisait affréter le Concorde. Au lieu de passer six heures dans l’avion à regarder sa montre toutes les cinq minutes, il y passait seulement trois heures. Il disait que cela lui faisait trois heures de peur en moins.

Le président Houphouët avait une mémoire d’éléphant. Il avait surtout la mémoire des dates et des chiffres. Il se souvenait, par exemple, des numéros de téléphone. Si vous lui dites quelque chose et que vous venez lui servir une autre version des faits, même quelques années plus tard, il vous arrêtait tout de suite : « Tu m’avais pourtant dit cela ! »
Lors de la commémoration du quarantième anniversaire de la création du RDA (Rassemblement démocratique africain), en 1986, il a surpris bon nombre d’invités par sa mémoire en multipliant les anecdotes. En 1985, lors d’une conférence de presse restée dans les annales, il en fut de même. Il est revenu dans le détail sur son parcours politique pendant cinq heures d’horloge. Vers la fin de sa vie, il apprenait ses discours par coeur.
À l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition, je souhaite pour ma part que, de là où il se trouve, et avec l’aide du Tout-Puissant, il contribue à faire régner dans le coeur des Ivoiriens et de tous ceux qui sont installés dans notre pays, l’esprit de tolérance et de paix. Il est plus que jamais urgent que le sourire revienne sur les visages, que l’amour du prochain, le pardon, la fraternité et la réconciliation retrouvent droit de cité. Tout comme le président Houphouët, je préfère une Côte d’Ivoire qui fait envie qu’un pays qui fait pitié. La Côte d’Ivoire doit être un pays où il fait bon vivre, car elle est bénie des dieux.

la suite après cette publicité

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires