Dieudo Hamadi : « Où que je place ma caméra en RDC, je filme l’injustice »
Avec « En route pour le Milliard », le cinéaste congolais filme en virtuose la résilience et le combat des victimes de la guerre des six jours de Kisangani, en 2000. Entretien.
En juin 2000, pendant six jours, les armées du Rwanda et de l’Ouganda, chacune alliée à un groupe rebelle congolais, se sont affrontées en RDC, dans les rues de Kisangani. Une guerre à l’arme lourde qui a fait 3 000 morts et des milliers de blessés. Ces victimes ont créé une association qui se bat depuis plus de vingt ans pour obtenir une indemnisation promise par les belligérants et le gouvernement congolais. En vain, jusqu’en 2019, où les plus déterminées ont décidé de rejoindre la capitale par le fleuve Congo. Un voyage de 1734 km pour réclamer justice.
Le cinéaste Dieudo Hamadi, lui-même originaire de Kisangani, où il vivait adolescent en 2000, a décidé de filmer cette odyssée. Des préparatifs jusqu’au périple d’un mois et demi sur une grande pirogue, puis aux premiers temps du séjour à Kinshasa, où les autorités refuseront d’entendre ces manifestants pas comme les autres. En résulte En route pour le milliard, un film magnifique qui ne tombe jamais dans le pathos malgré son sujet douloureux et qui met en scène des personnages exceptionnels dans des situations aussi cocasses que dramatiques.
Avec ce film, Dieudo Hamadi confirme qu’il est aujourd’hui le plus talentueux des documentaristes d’Afrique subsaharienne. Ses films, maintes fois récompensés, sont consacrés à son pays et aux Congolais, confrontés aux institutions – l’Éducation nationale dans Examen d’État, les hôpitaux dans Dames en attente, la justice et la police dans Maman colonelle, etc. En raison de son contenu comme de son esthétique, En route pour le milliard est sans doute le plus réussi de tous.
Jeune Afrique : Vous avez été sélectionné à Cannes en 2020… mais le festival a été annulé ! Une énorme frustration ?
Dieudo Hamadi : Oh non ! En tout cas, pas sur l’instant. Il y a eu d’abord l’émotion, la satisfaction d’être reconnu, sélectionné par le plus grand festival du monde. On a vécu cela pleinement. C’était incroyable. Surtout pour un documentaire : il n’y en avait que trois retenus et bénéficiant du label Cannes 2020. C’est ce qui a d’ailleurs propulsé le film et c’était l’essentiel. Ce n’est que bien après que j’ai réalisé ce que cela aurait été si j’avais pu aller physiquement à Cannes pour présenter le film.
Après l’annonce de la sélection du film à Cannes, les réseaux sociaux étaient en ébullition
Quel écho cette sélection a-t-elle rencontré au Congo ?
Cela fait 13 ans que je travaille dans le cinéma et j’ai réalisé pas mal de films, remarqués dans de grands festivals comme Maman colonelle, deux fois primé à Berlin. Mais cette fois, c’était très différent. Après l’annonce de la sélection, on m’appelait de partout, les réseaux sociaux étaient en ébullition. Comme si on découvrait enfin qu’il y a un cinéaste congolais habitant au Congo et qui tourne des films sur son pays.
Le film ne raconte pas la « guerre des six jours », mais ses conséquences pour les victimes. Pourquoi avoir abordé ce sujet ?
J’ai sûrement été traumatisé par cet événement, mais je ne sais pas dans quelle mesure. En tout cas, ce film représente une volonté de revisiter ce passé douloureux, que les Congolais de mon âge ont réussi à quasiment oublier pour pouvoir progresser. Avec, en miroir, tous les habitants de Kisangani qui eux n’ont pas eu la chance de s’en sortir indemne. Quand je les ai rencontrés pendant que je réalisais Maman colonelle, j’ai pensé qu’il me fallait revenir sur ce que ces gens ne peuvent oublier, les stigmates de cette guerre qu’ils portent dans leur chair. Et passer du temps avec eux m’a certainement permis, sans que j’en ai totalement conscience, de guérir quelque chose en moi.
https://www.youtube.com/watch?v=wYRQaDKBXhw
Vous avez entamé des études de médecine avant de vous tourner vers le cinéma… Auriez-vous l’ambition de soigner la RDC par le cinéma ?
Je me soigne moi-même d’abord. Quand on a grandi dans un pays comme le mien, on ne peut que subir quelques traumatismes ! Il me paraît de toute façon difficile pour un cinéaste congolais, et même pour tout cinéaste subsaharien, de suivre une trajectoire rectiligne, classique. On arrive forcément dans le monde du cinéma par accident ou par chance puisqu’il n’y a pas de structures qui permettent aux jeunes de réaliser leur souhait de devenir réalisateur.
Pour vous, comment cela s’est passé ?
Ce sont deux rencontres importantes qui m’ont mis sur la voie. À Kisangani, j’ai eu la chance de rencontrer un chorégraphe très connu, Faustin Linyekula. C’était vers 2006-2007, je venais d’avoir 22 ans et j’étudiais la médecine, quand il a eu l’idée de créer un atelier pour des jeunes qui voulaient apprendre les métiers de l’audiovisuel. J’ai ainsi appris à manier la caméra, à raconter des histoires et écrire des scénarios. Toujours grâce à Faustin, j’ai pu aller à Kinshasa suivre une formation dirigée par le réalisateur Djo Munga, l’auteur de Viva Riva.
J’ai ensuite pu travailler sur un film pour compléter mon apprentissage. J’ai alors été convaincu que j’avais quelque chose à dire et que le cinéma pouvait m’aider à le faire grâce à des initiatives financées par des fonds venus du Congo et d’ailleurs. J’ai donc fait le choix d’abandonner mes études de médecine pour passer au cinéma.
Pourquoi le documentaire plutôt que la fiction ?
Djo Munga a eu la justesse d’esprit de nous faire comprendre très vite que si on voulait faire du cinéma, dans le contexte local, mieux valait commencer par le documentaire. Plus accessible, plus souple, il ne nécessite pas énormément de moyens. J’ai suivi son conseil.
Le cinéma peut aussi servir à combler les trous de mémoire de notre histoire récente
Dans En route pour le milliard, vous évoquez la résilience des victimes. Est-ce une façon d’évoquer métaphoriquement tout ce qui se passe dans votre pays ?
Un film peut toujours être lu et vu de plusieurs façons. Mais dire que celui-ci évoque la situation congolaise est certainement permis. À travers lui, on peut déceler tout ce qu’il y a à la fois de dramatique, de tragique mais aussi de positif dans mon pays. Car malgré 80 ans de colonisation et 32 ans de dictature, malgré surtout toutes les atrocités qu’on a vécu et qu’on vit, comme celles décrites dans le film, le pays existe encore, tient encore. Et comme on le voit aussi dans le film, le courage des gens, leur dignité, leur force de caractère font qu’on peut continuer à croire à l’avenir.
Le film a-t-il déjà été vu au Congo ?
On a pu montrer notre film dans les centres culturels, les universités, les écoles ou les festivals – il y en a trois au Congo, deux à Kinshasa et un à Goma. Les projections ont malheureusement eu lieu alors j’étais alors en France. D’après ce qu’on m’a dit, les spectateurs ont été frappés par ce qu’ils ont vu, mais le plus troublant était que beaucoup d’entre eux, notamment à Kinshasa, découvraient la réalité dont on parle. Alors qu’on vit dans le même pays, qu’il y a eu de telles horreurs pendant six jours ! Ils sont très nombreux à ne jamais en avoir entendu parler ou alors si peu.
Avez-vous l’ambition de faire retrouver la mémoire à votre pays ?
Au départ, je voulais juste raconter ce qui peut m’émouvoir. Ce n’est que petit à petit que j’ai réalisé que le cinéma peut aussi servir à combler les trous de mémoire de notre histoire et surtout de notre histoire récente. Un des drames du Congo, c’est précisément qu’il subit les conséquences de ces pertes de mémoire. Ou qu’on laisse à d’autres, qui ne sont pas les premiers concernés, le soin de s’occuper de cette mémoire.
En participant à ce périple sur le fleuve Congo, avez-vous eu l’impression de redécouvrir votre pays ?
Traverser le pays jusqu’à la capitale en bateau – puisqu’il est impossible de le faire par la route et que l’avion est cher –, ce n’est pas rien. Beaucoup de Congolais devraient faire ce voyage-là, fondamental pour mieux appréhender leur pays. On dit souvent que le Congo est un scandale, pas seulement géologique, mais dans tous les sens du terme. Un tel voyage permet de le voir et de le ressentir, et même jusqu’à un certain point de le comprendre. La verdure à perte de vue, les couchers de soleil et la forêt luxuriante sont aussi incroyables que l’étendue de la pauvreté et les difficultés à circuler dans le pays.
Quand écoute les victimes mutilées, on est frappé par leur rage de vivre
Au début, face aux victimes mutilées de la guerre, j’ai moi-même été gêné. On a même un peu peur, on ne sait pas quoi faire, comment leur parler. Mais quand on se rapproche, quand on les écoute, on est frappé par leur rage de vivre. On admire alors leur attitude positive, inspirante, qui renvoie à quelque chose d’universel.
#Ciné | Le film "En route pour le milliard", soutenu par la #LDH, sort en salle le mercredi 29 septembre. A vos agendas 🎥 pic.twitter.com/QBUGwd1pkG
— LDH France (@LDH_Fr) September 25, 2021
Lorsque vous avez terminé le film, ces victimes n’avaient toujours pas pu se faire entendre à Kinshasa. N’est-ce pas décourageant ?
Depuis, les choses ont un petit peu changé. Peut-être grâce au buzz provoqué par l’obtention du label Cannes, le ministre des Droits humains – qui ne voulait rien entendre jusque là ni recevoir qui que ce soit – s’est intéressé tout à coup aux victimes qui étaient encore à Kinshasa. On leur a octroyé des indemnités qui ont permis à certains de rentrer à Kisangani. Et on a créé un fonds d’aide pour les autres, restés sur place. Par ailleurs, le procès devant la Cour internationale de justice opposant le gouvernement congolais et l’Ouganda autour de la question de la responsabilité de ce dernier et des indemnisations, suspendu depuis 2005, a repris.
Les gens que vous montrez pourraient être les personnages d’un film de fiction…
En RDC, il y a de la comédie dans la réalité quotidienne. Il suffit de bien regarder ! Je suis actuellement en train de passer à la fiction, je développe une mini-série avec une chaine de télévision française autour de la lutte et de la justice au Congo. Ce qui, j’espère, me permettra de me faire la main avant de commencer un long-métrage sur la jeunesse congolaise, que je prépare parallèlement. Je ne peux pas encore en dire plus, mais ce sera une histoire tirée de faits réels qui se sont déroulés dans le milieu étudiant à Lubumbashi. Mais je n’abandonne pas le documentaire, je continuerai toujours à en faire, chaque fois qu’un sujet s’imposera à moi.
L’état du cinéma africain est le reflet de la situation globale du continent
Vous considérez-vous comme un cinéaste engagé ?
Tous les artistes du Congo peuvent difficilement être insensible à ce qui se passe chez eux. Ce que je fais va simplement de soi. Où que je place ma caméra dans le pays, je capte l’injustice, des choses inacceptables, des problèmes de société révoltants.
Êtes-vous inquiet de la situation précaire du cinéma africain?
Ce qui m’inquiète, c’est que les films africains ne circulent même pas sur le continent, en tout cas pas au sud du Sahara. C’est sans doute ennuyeux que le monde ne puisse pas voir ce que nous faisons, mais ce qui est le plus alarmant, c’est que nos films ne puissent pas parvenir aux Africains. L’état du cinéma africain est le reflet de la situation globale du continent. Si les choses s’amélioraient, notamment sur le plan économique, le septième art suivrait. Il est au diapason de tout le reste.
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