Empoignade politique sous la Coupole

La candidature de Giscard au fauteuil de Senghor déclenche une violente polémique au sein de la vénérable institution. Verdict le 11 décembre.

Publié le 5 décembre 2003 Lecture : 4 minutes.

En France, la littérature est une affaire très sérieuse. Celle qui agite aujourd’hui le microcosme politico-culturel a pour héros l’ancien président Valéry Giscard d’Estaing. À 77 ans, VGE a posé, le 6 novembre, sa candidature au fauteuil d’académicien resté vacant depuis le décès de Léopold Sédar Senghor, le 21 décembre 2001. L’élection aura lieu le 11 décembre.
Dans un premier temps, les commentateurs se sont à peine étonnés de cette démarche. Chacun sait que « Giscard » a toujours été candidat à tout. Avec succès la plupart du temps. En 1956, à 30 ans, il a conquis son premier mandat politique, celui de député du Puy-de-Dôme, dans cette Auvergne à laquelle il est resté fidèle – il en dirige aujourd’hui encore la présidence du conseil régional. Membre du gouvernement dès 1959 (au poste de secrétaire d’État aux Finances aux côtés d’Antoine Pinay), il sera ministre sans interruption jusqu’en 1974. Personne n’a oublié que, cette année-là, il est devenu, à 48 ans, le plus jeune président de la République de l’histoire de la France.
Depuis sa cruelle défaite, en 1981, face à François Mitterrand, l’ancien chef de l’État a de nouveau accumulé les mandats : conseiller général, député, conseiller régional, député européen, président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale… Seule la loi sur le cumul l’empêche de faire tout cela à la fois. Il se rattrape toutefois en présidant divers organismes tels que le Conseil des communes et régions d’Europe, dont on ne sait à quoi ils servent. En revanche, il a accompli un travail important à la tête de la Convention sur l’avenir de l’Europe (voir J.A.I. n° 2215).
Giscard aurait donc pu se reposer sur ses lauriers, mais, en France, la consécration d’un homme public passe souvent par la littérature. De Gaulle et Mitterrand se sont essayés à l’écriture, avec le bonheur que l’on sait. Giscard aussi, mais son oeuvre n’a pas déclenché des torrents d’éloges. Après deux essais convenus sur la vie politique en France(1), il a livré son expérience à la tête du pays(2), avant de commettre un roman(3) qui a été la risée des critiques – et pas seulement parce que le titre avait été emprunté à un ouvrage de Jean Reverzy, Prix Renaudot 1954.
Quelles que soient les appréciations qu’on peut porter sur cette oeuvre littéraire, ce n’est pas celle-ci qui pose véritablement problème dans les visées de VGE sur l’Académie. Pour ne parler que des membres actuels de l’institution créée en 1635 par Richelieu, qui a entendu parler de Florence Delay, élue en 2000 ? De Robert-Ambroise-Marie Carré et de Pierre Rosenberg, entrés sous la Coupole respectivement en 1975 et en 1995 ? Quant à Pierre Messmer, immortalisé en 1999, il est connu, mais on attend toujours de lui autre chose que des Mémoires. La Coupole a toujours accueilli son lot de retraités de la vie publique qui se donnent l’illusion d’exister encore et dont les prouesses littéraires ne sont pas restées dans les annales.
Alors qu’est-ce qui peut expliquer la sortie de Maurice Druon, 85 ans et ancien secrétaire perpétuel, dans Le Figaro du 13 novembre ? L’auteur des Rois maudits s’offre le plaisir d’ironiser sur le roman où Giscard d’Estaing « consacre un long passage à nous décrire comment un homme bien né range dans son armoire ses chandails de chasse ». Mais, surtout, à ses yeux, la candidature de VGE pose plusieurs graves questions. L’Histoire a retenu que plusieurs chefs de l’État furent académiciens : Adolphe Thiers, Paul Deschanel, Raymond Poincaré, le maréchal Philippe Pétain. Mais ils étaient entrés sous la Coupole avant leur accession à la magistrature suprême. Jamais encore un ex-président n’a envisagé de porter l’« habit vert ». La situation serait pour le moins curieuse, puisque l’ancien chef de l’État, qui, à ce titre, agréa plusieurs Immortels actuels, devra lui-même solliciter leurs suffrages, avec tout ce que cela suppose de civilités grotesques.
En réalité, c’est un puissant ressentiment qui guide la démarche de Maurice Druon. Dans Le Figaro, il affiche d’ailleurs clairement la couleur : « Certains d’entre nous ne peuvent oublier que ce sont les voix de M. Giscard d’Estaing et du parti qu’il s’était créé qui firent perdre au général de Gaulle le référendum de 1969, causant son départ un an avant sa mort. » Druon rappelle aussi quelques autres épisodes qui sont restés en travers de la gorge des gaullistes purs et durs, comme ce soir de son élection de mai 1974 où Giscard d’Estaing choisit de s’adresser en anglais à la presse internationale.
À gauche, on se gausse de ce règlement de comptes parmi les académiciens de droite (c’est presque un pléonasme). D’un côté, les supporteurs de Giscard, emmenés par l’écrivain Jean-Marie Rouart, évincé il y a peu de la rédaction en chef du Figaro littéraire, Hélène Carrère d’Encausse, la secrétaire perpétuelle, sans oublier l’inusable Jean d’Ormesson. Du côté des adversaires de VGE, la bataille est conduite par deux figures aussi dissemblables que possible : l’archéo-gaulliste Maurice Druon et le national-républicain Angelo Rinaldi, celui-là même qui a remplacé Rouart au Figaro littéraire.
Bref, une sale affaire pour l’Académie, qui n’a pas l’habitude de laver son linge sale politique sur la place publique.
Senghor, pour sa part, doit se retourner dans sa tombe. Comme le rappelle Druon, c’est Giscard qui fit capoter la conférence de la Francophonie que le chef de l’État sénégalais s’apprêtait à réunir en 1978. Il y aurait quelque indécence à installer un fossoyeur de la Francophonie dans le fauteuil du poète-président. Si l’on imagine mal une candidature d’Aimé Césaire, inventeur avec Senghor de la notion de négritude, aujourd’hui retiré dans sa Martinique natale, d’autres écrivains d’outre-mer – Édouard Glissant, René Depestre… – pourraient reprendre le flambeau. Nul doute que la Vieille Dame du quai Conti y retrouverait un peu de vigueur.

1. Démocratie française, Fayard, 1976, et Deux Français sur trois, Flammarion, 1984.
2. Le Pouvoir et la Vie, 2 tomes, Compagnie 12, 1988 et 1991.
3. Le Passage, Robert Laffont, 1994.

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