Chasse aux sorcières dans l’armée

Soupçonnant une tentative de coup d’État, le pouvoir a arrêté et mis au secret plusieurs dizaines d’officiers et de sous-officiers. Règlements de comptes dans la perspective de l’après-Lansana Conté ?

Publié le 5 décembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Tentative de coup d’État manquée ? Fausse alerte ? Volonté du gouvernement guinéen d’annihiler dans l’oeuf toute velléité de putsch ? Questions et hypothèses ne manquent pas pour expliquer la vague d’arrestations qui secoue l’armée guinéenne depuis le 26 novembre. Quarante ? Cinquante ? Soixante ? Nul ne sait avec précision combien d’officiers et de sousofficiers ont été mis aux arrêts. On sait seulement qu’ils étaient en poste aux camps Alpha-Yaya-Diallo et Samory-Touré, à Conakry, et dans les différentes casernes de Kindia, Labé, Kankan et Nzérékoré. On connaît aussi le mode opératoire. Le « suspect » est convoqué par son supérieur hiérarchique. Dès qu’il se présente, il est conduit, officiellement pour « vérification », vers une destination inconnue de sa famille et de ses avocats. Ensuite, silence radio.
L’« affaire » commence le mardi 25 novembre, veille de la fête de l’Aïd el-Fitr, qui marque la fin du mois de ramadan. À l’origine : un mécanicien de l’unité blindée du Bataillon autonome de la sécurité présidentielle (BASP), corps d’élite dont les membres sont reconnaissables à leur béret rouge. Connu sous le patronyme de Gnankoye, qui semble indiquer son appartenance à l’ethnie kissie, de la Guinée forestière, l’homme prend contact avec El-Hadji Sékhouna Soumah, cousin éloigné et confident de Lansana Conté (il préside par ailleurs la communauté rurale de développement de Tanéné, à une centaine de kilomètres de Conakry). Gnankoye révèle à son interlocuteur qu’un groupe d’officiers, dont certains éléments du BASP, ont l’intention, le lendemain, d’arrêter le chef de l’État sur l’esplanade du Palais des nations, où il doit se rendre pour la prière rituelle de l’Aïd el-Fitr. Et de s’emparer du pouvoir. Immédiatement informé, Conté ordonne à Fodé Bangoura, ministre secrétaire général de la présidence de la République, d’arrêter les comploteurs présumés. Dans la matinée du lendemain, trois jeunes officiers du BASP, les lieutenants Papa Dieng, Ibrahima Sory Bangoura et Alpha Ousmane Diallo, tombent dans les mailles du filet. Ce ne sont pas des militaires tout à fait comme les autres.
D’origine sénégalaise, le premier est connu pour son charisme et sa liberté d’esprit : l’indiscutable ascendant qu’il exerce sur ses hommes inquiète, parfois.
Le deuxième est le fils de David Bangoura, un ami d’enfance de Conté (il fut le témoin de son mariage avec Henriette, la future première dame). L’un de ses frères est un protégé du chef de l’État, dont il porte d’ailleurs le prénom. Tout Conakry s’étonne de son arrestation qui donne à l’affaire des allures de tragédie romaine.
Le troisième est le fils d’El-Hadji Biro Diallo, membre fondateur du Parti de l’unité et du progrès (PUP), la formation au pouvoir, et ancien président de l’Assemblée nationale (1995-2002). Aujourd’hui en froid avec Conté en raison de ses critiques contre les dérives du régime, le « vieux Biro » conserve, à près de 80 ans, toute sa liberté de parole. Au cours des derniers mois, le frère aîné du lieutenant a publié des tribunes dans divers journaux pour répondre aux attaques des caciques du PUP contre son père. Comme toute sa famille, Alpha Ousmane est dans le collimateur du pouvoir, qui n’a nulle intention de lui faire de cadeaux. Ce 26 novembre, souffrant de diarrhée, il a décidé de garder la chambre. Tiré du lit par une convocation comminatoire de son supérieur, il est cueilli dès son arrivée au siège du BASP…
Dans les heures et jours qui suivent, les trois lieutenants sont rejoints en détention par plusieurs dizaines de leurs camarades. Tous appartiennent à la 4e promotion de l’École militaire interarmes (EMIA), sortie en 1993. Ils ont été formés par des instructeurs français.
D’autres éléments du BASP, et non des moindres, sont interpellés à leur tour. Parmi eux, le très populaire lieutenant Mathias : chargé d’assurer la protection du chef de l’État au cours de la journée du 26 novembre, il est soupçonné d’avoir partie liée avec les « comploteurs ». Tout comme Ali Camara, le commandant en second du Bataillon, dont la mise en détention pourrait accréditer la thèse d’un règlement de comptes. Ancien membre de la milice sous Sékou Touré, Camara, qui a été formé à Cuba et a pris part à la guerre de libération de l’Angola, appartient depuis douze ans à la garde rapprochée de Conté. Lors de la mutinerie des 2 et 3 février 1996, il fut le seul officier du BASP à rester aux côtés du chef de l’État sous les obus des insurgés. Son prestige auprès de la troupe est considérable. Faisait-il de l’ombre à certains de ses supérieurs ? Sény Camara, le commandant du BASP, a-t-il mis à profit le « coup d’État déjoué » pour se débarrasser de lui ? À Conakry, certains en sont apparemment convaincus.
Le 29 novembre, d’autres officiers tombent dans la nasse : le capitaine Aboubacar Sidiki Camara, alias « Idi Amin », directeur des études à l’École nationale de gendarmerie, les lieutenants-colonels Mamadouba Soumah, commandant des blindés de la zone militaire de Labé, Lancinet Camara, commandant en second de la 3e zone militaire (Kankan), Alpha Ousmane Barry, commandant adjoint de la zone militaire de Labé….
Pour des raisons « de sécurité, d’ordre public et de secret-défense », les détenus sont disséminés entre trois brigades de gendarmerie de Conakry : celles de Matam, de Dixinn et de Tombo. Séparés les uns des autres « aux fins d’enquête », ils sont privés de l’usage du téléphone et n’ont la possibilité de communiquer ni avec leurs familles ni avec leurs avocats. Toutefois, aucun d’entre eux ne se plaint de mauvais traitements. Le cabinet du ministère de la Défense et l’état-major de l’armée sont tenus complètement à l’écart de l’affaire. Ils s’en sont plaints, le 2 décembre, au chef de l’État, sans aucun résultat. Le « dossier » est entre les mains d’une troïka composée de Fodé Bangoura, de Sény Camara et de Jacques Touré, commandant de la Gendarmerie nationale.
Chargé de l’arrestation, de la détention et de l’interrogatoire des suspects, ce dernier fait montre d’un zèle jugé par beaucoup excessif. Soussou originaire de Douprou (dans la préfecture de Boffa), ce soldat sorti du rang n’a reçu qu’une formation sommaire. Il doit son ascension rapide au chef de l’État et on l’imagine difficilement jouer la carte de l’apaisement. D’autant que, dans cette affaire, il est chapeauté par Bangoura, l’homme qui détient aujourd’hui la réalité du pouvoir en Guinée.
Reste que cette « tentative de coup de force contre l’ordre constitutionnel » suscite toutes sortes de calculs quant à la succession de Lansana Conté, qui est, comme l’on sait, gravement malade. Pour les barons du régime, l’occasion semble belle de se débarrasser des éléments les plus influents du BASP et de l’armée, qui pourraient se révéler gênants dans la perspective de l’après-Conté. Des proches du chef de l’État s’efforcent, dit-on, de le convaincre, sans résultat jusqu’ici, de l’implication dans le « complot » de militaires de premier plan. Parmi ceux-ci, le général Arafan Camara (que beaucoup verraient bien à la tête d’un gouvernement de transition) ; l’influent colonel Mamadouba Camara, alias « Toto », chef d’état-major adjoint de l’armée de terre, formé à Saint-Cyr et à l’Institut de défense nationale, à Paris (il est le véritable pilote du dossier des avancements et des mises à la retraite) ; et le capitaine Boubacar Biro Condé, saint-cyrien, économiste et intendant général adjoint. Un certain nombre de personnalités civiles seraient également dans la ligne de mire.

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