Que peut faire la Tunisie pour accélérer sa croissance

Publié le 10 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Quel avenir pour la Tunisie ? Cette question qui, dans la plupart des pays, ne se posait que tous les quatre ou cinq ans à l’occasion de la préparation du plan de développement national, revient maintenant toutes les semaines, sinon tous les jours, dans un monde où tout est continuellement remis en question : les États voient leurs attributions se rétrécir au profit des collectivités locales, régionales et supranationales. Si bien que la souveraineté nationale est en perte de vitesse. On écrivait déjà en 1999 que « le seul souverain qui demeure est l’empereur de Washington, qui peut déclarer une guerre sans l’avis du Conseil de sécurité, sans aide concertée, sauf celle de son vassal britannique »(1).
Il n’y a pas que l’État qui change ; les entreprises évoluent aussi par le biais du droit qui les réglemente et qui s’américanise de plus en plus, tout comme les règles comptables et le développement de la « gouvernance ». Ce monde, qui ne compte plus qu’une seule hyperpuissance, engendre un environnement qui, parce qu’il nous est de plus en plus imposé, réduit considérablement nos marges de manuvre. Nous essaierons donc de dégager, ce qui ne sera pas ou ne devra pas être comme avant, convaincus que nous sommes, que « la décadence commence quand les gens disent : Que va-t-il nous arriver, au lieu de dire : Que devons-nous faire ? »(2). Alors, que faire ?
Il faut d’abord ne pas oublier qu’après la destruction de Carthage, Caton, qui avait tout fait pour que cela arrive, se demandait avec inquiétude : « Que va devenir Rome sans ses ennemis ? » Quand l’Union soviétique s’est effondrée, la même question, celle de l’identité de l’ennemi nécessaire à l’enrichissement du vainqueur, s’est posée et la réponse, l’islam, a été donnée très rapidement, tant elle était évidente parce que préparée à l’avance par les protestants évangélistes américains et Samuel Huntington, l’auteur du Choc des civilisations.
Ils sont nombreux ceux qui ont suivi les conseils du grand Keynes, quand il recommandait à ses petits-enfants : « Cent ans encore, il nous faudra prétendre vis-à-vis de nous-mêmes et vis-à-vis des autres, que, comme disent les sorcières de Macbeth, ce qui est laid est beau et ce qui est beau ne l’est point ; l’Avarice, l’Usure et la Méfiance sont des dieux qu’il nous faut conserver, car eux seuls peuvent nous guider à travers le tunnel des nécessités économiques vers la lumière. »
Donc, soyons méfiants, nous aussi, avant de nous engager sur des routes qu’on nous conseillera de prendre et qui se révéleront n’être que des impasses, tout comme il nous faudra faire attention à ne pas prendre ces autres voies, que d’autres nous conseillent, et qui nous ramèneront plusieurs siècles en arrière. Ceux qui nous disent que notre avenir est derrière nous ignorent certainement que leur lecture des textes fondamentaux de l’islam n’a jamais trouvé de partisans au Maghreb. Il est utile de leur rappeler que, depuis l’an 787, pour se mettre à l’abri des luttes pour le pouvoir auxquelles se livraient des dizaines d’islams moyen-orientaux, seuls les juristes de l’école sunnite de Malek étaient autorisés à dire le droit ; aucun autre droit islamique ne pouvait être invoqué. Le juriste Ibn Acim (Grenade 1359-1426) pouvait, six siècles plus tard, écrire : « Le respect voué par les habitants du Maghreb à l’école de Malek et leur volonté de ne tenir compte que de ce qu’il a dit ou ce qu’ont dit ses disciples, l’interdiction édictée par leurs souverains et leurs dirigeants de se référer à d’autres écoles, sont tellement connus qu’ils nous dispensent de les démontrer ; et ce au point que nous n’avons jamais entendu parler au Maghreb d’un homme de science qui se soit fait connaître comme tel en s’écartant de cette école ou en se référant à une autre. Tous ceux qui ont tenté de le faire ou qui se sont sentis attirés par cela se sont vu dénier leur qualité d’homme de sciences ou se sont fait traiter de sots Quiconque parmi eux a tenté de le faire s’est entendu répondre par l’opinion : Ce n’est pas ici qu’est ton nid : alors déguerpis. »(3)
Ceci a été de nouveau rappelé, il y a deux siècles, au wahhabite qui avait adressé un ultimatum au bey de Tunis Hamouda Pacha (1782-1814), le menaçant de guerre s’il n’adoptait pas le wahhabisme. Cet ultimatum, ainsi que la brillante réponse du bey, figurent dans le livre de l’historien tunisien Ibn Abi Dhiaf (1802-1874) qui conclut ce chapitre en rapportant que lorsqu’est parvenue à Tunis, le 13 juin 1814, la nouvelle de la victoire du vice-roi d’Égypte Mehemet Ali sur les wahhabites qui furent obligés de quitter le Hedjaz et les Lieux saints, le bey de Tunis fit tirer le canon en signe de joie. Ceci montre l’existence en Tunisie et dans les autres pays du Maghreb d’une tradition de territorialité du droit à laquelle nous devons nous attacher.
Tout ce qui précède ne doit pas faire oublier que la Tunisie va être importatrice de pétrole, qu’elle aura besoin, pour continuer d’aller de l’avant, de beaucoup plus d’eau pour l’industrie, l’agriculture, le tourisme et la consommation des particuliers. Elle aura aussi à faire face aux attaques menées contre certains secteurs économiques par la mondialisation et cela dans un environnement qui n’est plus du tout régulé par la main invisible d’Adam Smith, mais par la main lourde et très visible de l’hyperpuissance américaine et de ses satellites. Alors que peut faire la Tunisie pour poursuivre sa croissance ?
À mon avis, deux choses. La première consiste à s’occuper surtout de ces nouveaux handicaps et la seconde à ne pas s’en occuper toute seule. Cela signifie qu’elle doit se dégager de certaines activités qui coûtent très cher, qui prennent beaucoup de temps et qui n’apportent rien de positif. Si l’on faisait un audit pour découvrir quelle est la part, dans la marche en avant de la Tunisie sur les plans économique, culturel, social, etc., des contributions provenant des ligues islamiques, arabes, maghrébines, africaines, francophones, méditerranéennes et d’autres encore, il est plus que probable que cette part avoisinerait 0 %. La Tunisie entretient avec les États membres de ces ligues d’excellentes relations qu’elle se doit de développer.
Le traité créant la Ligue arabe date du 22 mars 1945. Dans quatre mois, le 22 mars 2005, cette ligue fêtera donc son 60e anniversaire. Le traité de Rome créant la Communauté européenne a été signé le 25 mars 1957 : l’Union européenne fêtera donc son 48e anniversaire trois jours plus tard. Quand on compare l’énorme travail accompli par Bruxelles en quarante-huit ans avec l’immobilisme du Caire en soixante, on mesure l’ampleur du temps perdu par les États, les citoyens et les entreprises. On dirait que les Européens ont signé le traité de Rome pour construire véritablement l’Europe, alors que les États arabes n’ont créé la Ligue que pour garantir le statu quo.
Dans tous les pays qui se sont engagés dans des processus d’union, on a pu observer que les États, qui sont les défenseurs historiques de la souveraineté nationale, n’ont fait de pas en avant que sous la pression des citoyens et des entreprises. Aujourd’hui, quelques États arabes peuvent suivre ce processus parce qu’ils ont des entreprises et des citoyens qui savent que dans les années qui viennent tout se jouera sur l’exportation : ce seront eux, et non pas l’État, qui seront en première ligne. Parmi ces pays, il y a ceux du Maghreb dont les gouvernements, les entreprises et les citoyens ont les mêmes problèmes et qui, pour les résoudre, semblent aujourd’hui vouloir cette union, qui ne se construira pas par le haut, mais par le bas, comme l’Union européenne qui a commencé avec six États et deux produits, le charbon et l’acier, et qui aujourd’hui nous enseigne que l’union ne se fait pas seulement par la signature d’un traité, mais par toute l’énergie que les entreprises et les citoyens déploieront, sur le terrain, pour donner vie à ce traité. Peut-être, alors, comme Caton, nous doterons-nous d’un ennemi.

1. Henri Mendras, « À la recherche d’une souveraineté perdue », Le Débat, n° 105.
2. Bertrand de Jouvenel.
3. Ouancharissi Miyar, Tome 11, pp. 378-379.

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