Où va le pactole ?

Comment se redistribuent – ou ne se redistribuent pas – les sommes mirobolantes engrangées grâce à la flambée des cours du baril.

Publié le 10 novembre 2004 Lecture : 4 minutes.

Le baril de pétrole devrait se vendre à 50 dollars en moyenne sur l’année prochaine, ou, à la limite, à 45 dollars en décembre 2005. Tel est l’état de la spéculation, au 3 novembre 2004, sur la Bourse américaine de New York (Nymex). Dans les semaines à venir, les chiffres des recettes et des bénéfices vont tomber : plus de 300 milliards de dollars pour les onze pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep), plus de 150 milliards pour les compagnies pétrolières
Premier à distribuer une partie des dividendes, le gouvernement koweïtien a annoncé, le 31 octobre, le versement d’un cadeau de 200 dinars (680 dollars) à ses 950 000 sujets juste avant la fête de l’Aïd el-Fitr (fin du ramadan), prévue le 14 novembre. Mais les émirs n’ont pas poussé la générosité jusqu’à accorder cette largesse aux employés étrangers (1,7 million de personnes). Autre geste lié à la bonne conjoncture économique (un taux de croissance de 6 %), celui de la Tunisie : le douzième producteur de pétrole du continent africain a décidé, le 1er novembre, de doubler l’allocation de devises pour chaque Tunisien désirant voyager à l’étranger (elle passe à 2 000 dinars, ou 1 600 dollars, par an).
Le numéro un africain le Nigeria a choisi, lui, d’augmenter de 23 % les tarifs de l’essence à la pompe, provoquant l’ire de ses citoyens, en particulier ceux qui habitent les régions pétrolifères. Une grève générale est annoncée pour le 16 novembre. « Nous sommes au regret d’annoncer que les compagnies pétrolières seront désormais considérées comme l’ennemi du peuple », a déclaré le leader syndical Adams Oshiomhole, le 2 novembre. Deuxième producteur africain, la Libye persiste et signe : elle refoulera sans ménagement tous les immigrés clandestins L’eldorado est désormais réservé aux investisseurs européens, américains et asiatiques. Oublié le slogan lancé en 1999 par Mouammar Kadhafi : « La Libye aux Africains ». Troisième grand, l’Algérie, qui a doublé ses réserves de change, refuse d’augmenter les salaires et de satisfaire les revendications syndicales. Ici, comme dans les autres pays, les autorités disent en substance : « À nous le pactole pétrolier ! » Priorité donc à l’État et aux investissements publics pour l’Algérie : un programme de 50 milliards de dollars sur cinq ans, soit l’équivalent de deux bonnes années de recettes pétrolières. Si une telle décision peut se comprendre d’un point de vue technocratique, elle est difficilement acceptable pour les citoyens, qui devront attendre longtemps avant de bénéficier des retombées de la richesse de leur sous-sol. C’est ainsi que l’on « fabrique » des rebelles au Nigeria et des putschistes ailleurs
Car les gains sont mirobolants pas seulement pour l’Opep, mais aussi pour les treize principaux exportateurs africains (voir carte). Les recettes brutes dépasseront 100 milliards de dollars cette année et 110 milliards de dollars en 2005 (à prix égal). Il est vrai que les conditions d’exploitation en Afrique profitent davantage aux compagnies étrangères qu’aux États ; les premières en prélèvent 20 % à 70 % pour couvrir leurs coûts, amortir leurs équipements et tirer leur marge bénéficiaire. Personne ne sait au juste comment se partage la rente pétrolière, tant la fiscalité est complexe, le partage de production variable et les coûts incontrôlables. Même s’il n’en reste que 30 % pour le pays, c’est relativement beaucoup pour ceux qui n’investissent rien en fonds propres, comme c’est le cas du Soudan, du Tchad, de la Guinée équatoriale ou de l’Angola. L’industrie pétrolière y est, en fait, un secteur « extraverti ». Les compagnies explorent, exploitent et transportent sans le moindre contrôle sérieux de la part des autorités nationales.
Championne des recettes par habitant avec plus de 13 000 dollars, la Guinée équatoriale bat tous les records africains en termes de croissance économique (30 % en moyenne annuelle de 1994 à 2003, dix fois plus que pendant la décennie 1983-1993). Si les indicateurs socio-économiques ne s’améliorent pas à la même vitesse, les inégalités et les risques d’instabilité s’aggraveront. La malédiction pétrolière a déjà frappé en Afrique et ailleurs : détérioration des autres secteurs économiques (notamment l’agriculture), détournements, corruption, achats d’armes et autres gaspillages.
Deux exemples sont édifiants : la Libye et le Nigeria. Avec 3 500 dollars de recette par tête en 2005, les citoyens de la Jamahiriya ne profitent pas pour autant de la manne pétrolière : 400 milliards de dollars depuis trente ans. Aujourd’hui, toute l’économie est à rebâtir. Le secteur pétrolier ne pourra avec l’aide des étrangers retrouver son niveau de production de 1970 (3 millions de barils par jour) que vers 2010. Au Nigeria, les réserves sont égales à celles de la Libye (35 milliards à 36 milliards de barils), mais la population y est vingt fois supérieure. Avec un tel potentiel humain, le géant africain aurait pu tirer meilleur profit de l’or noir, au lieu de quoi il croule aujourd’hui sous la dette et affiche un revenu par habitant équivalent à celui de São Tomé e Príncipe ou du Laos (320 dollars).
Pourtant, le continent devrait avoir son mot à dire sur la scène internationale : il assure 12 % de la production mondiale, avec une moyenne de 10 millions de barils par jour (b/j), soit 500 millions de tonnes par an. Il en consomme le tiers et en exporte les deux tiers. Ses réserves prouvées et disponibles, estimées entre 100 milliards et 105 milliards de barils, sont deux fois plus importantes qu’en 1983. Ce n’est pas encore l’Arabie saoudite, mais c’est l’équivalent de l’Eurasie. À cette différence que la production africaine n’est pas en déclin : elle pourrait passer à 15 millions de b/j en 2010 alors que des champs d’exploration s’ouvrent dans de nouveaux pays (Mauritanie, Mali, São Tomé e Príncipe). N’est-il pas temps de relancer l’Association des producteurs de pétrole africains (Appa) ? Connue seulement des spécialistes, elle devrait tenir ses assises à Alger, du 14 au 17 février 2005. L’occasion de tirer les leçons du passé et de créer une véritable filière africaine du pétrole, du producteur au consommateur, c’est-à-dire du puits à la station d’essence en passant par le transport et le raffinage.

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