Où va la Tunisie avec Ben Ali ?

Publié le 9 novembre 2004 Lecture : 4 minutes.

A en croire l’opposition maximaliste, qu’elle se réclame de l’islamisme, du gauchisme ou du droit-de-l’hommisme, la Tunisie va vers une crise économique, sociale et politique majeure. Cette prédiction des Cassandres procède d’un diagnostic tout aussi cataclysmique : retour à la présidence à vie, confiscation du pouvoir, pluralisme de façade, musellement de la presse, chômage endémique, paupérisation de la classe moyenne…
Côté pouvoir, c’est l’enlisement dans l’excès inverse : la Tunisie serait une démocratie parfaite, où la presse est totalement indépendante, les partis de l’opposition absolument libres, l’économie irréversiblement performante, la paix civile définitivement acquise… Le débat politique se réduit ainsi à une stupide casuistique manichéenne, à un jeu à somme nulle entre zélotes et zélateurs, entre les inconditionnels de la langue de bois et les professionnels de la langue de vipère. La réalité est pourtant infiniment plus complexe.

Pour savoir où va la Tunisie, il faut d’abord se demander d’où elle vient. Elle vient de loin : marasme économique des années 1980, désastre politique induit par la course à la succession du « Combattant suprême », menace islamiste. En 1986, ce n’est pas le FIS algérien qui faisait la une de la presse internationale, mais le MTI tunisien.
C’est dans ces conditions de crise économique, d’instabilité politique et de désenchantement social que survint le « changement historique » le 7 novembre 1987. Ben Ali, alors Premier ministre, prit en main le destin du pays et mit fin à la dérive du bateau ivre qu’était la Tunisie. En une journée, les Tunisiens sont passés de la mélancolie à l’euphorie. La menace intégriste provisoirement jugulée, le nouveau président s’attelait immédiatement à l’enrayement des causes qui avaient favorisé l’émergence de ce courant subversif : misère économique, enseignement scolaire éculé, mécontentement social.
Après dix-sept ans de réformes multiples et de développement global, les Tunisiens peuvent être fiers de leurs réalisations économiques et sociales. Le plus grand mérite du régime tunisien, c’est qu’il n’a pas attendu – comme certains pays arabes – les oukases de l’administration américaine pour révolutionner la condition féminine, adopter l’économie de marché, séculariser l’enseignement en modernisant les manuels scolaires. Il n’a pas non plus attendu la tragédie du 11 septembre 2001 pour éradiquer l’intégrisme, option stratégique et sécuritaire qui a provoqué l’hostilité de certains milieux des droits de l’homme en France. Le plus grand tort de Ben Ali, c’est d’avoir eu raison très tôt !
Mais de quoi l’accuse-t-on aujourd’hui ? D’avoir modifié la Constitution pour se maintenir indûment au pouvoir. Que la réforme de mai 2002 ait permis à Ben Ali de se porter candidat à sa propre succession, cela ne fait aucun doute. Ramener en revanche la réforme à cet unique aspect utilitariste, c’est faire preuve d’un réductionnisme aussi malhonnête que fallacieux. On oublie de reconnaître que la nouvelle Constitution introduisait la création d’une seconde Chambre parlementaire, renforçait les prérogatives du Conseil constitutionnel, érigeait la tolérance et le respect des droits de l’homme au rang de principes constitutionnels… Ce n’est évidemment pas une Constitution parfaite, mais elle satisfait aux exigences de l’instant et répond aux défis de l’avenir. Reste à savoir où va la Tunisie sous la présidence d’un Ben Ali plébiscité à 94,48 % et reparti pour un quatrième mandat qui ne prendra fin qu’en 2009.
Parce qu’il n’est plus ivre, le bateau tunisien devrait pouvoir arriver à bon port : la démocratie. En termes plus clairs, toutes les conditions sont réunies pour permettre aux Tunisiens de s’exercer réellement à la démocratie. L’époque que nous vivons ne tolère plus qu’un seul parti puisse détenir tous les leviers du pouvoir. Une adéquation parfaite devrait pouvoir s’établir entre les libertés réelles (déjà acquises) et les libertés formelles (qui restent à conquérir). Et cela devrait concrètement se traduire par une amnistie générale, par un élargissement du champ des libertés publiques, par la création des conditions nécessaires à une participation politique plus active de l’opposition, par l’abolition de tous les mécanismes (visibles ou sournois) qui limitent la liberté d’expression et bloquent le développement de la presse écrite et audiovisuelle.

la suite après cette publicité

Bien plus que le maintien du président Ben Ali au pouvoir, ce sont des actions de ce genre – et nous ne disons pas intentions – qui serviront à déterminer dans les années, sinon dans les mois, à venir la nature démocratique ou non démocratique du régime tunisien. À l’inverse de certains conservateurs au sein de ce régime, je ne voudrais pas que Ben Ali soit pour la Tunisie ce que Franco fut pour l’Espagne : l’involontaire accoucheur de la démocratie après son départ du pouvoir. Durant son règne, il pourrait, il devrait en être l’unique pionnier et l’ardent promoteur.

* Philosophe, auteur de Carthage ne sera pas détruite (éd. du Rocher, 2002) et fondateur du Cercle des libres-penseurs franco-tunisiens.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires