La doctrine Mugabe

Qu’est-ce qui pousse l’homme fort du pays à se dresser contre le discours occidental qui se veut économiquement orthodoxe et politiquement correct ? Le souci de rendre justice à ses compatriotes ou le goût du pouvoir et la volonté de le conserver envers e

Publié le 8 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

Pour George W. Bush et Tony Blair, Robert Gabriel Mugabe est un vieillard fou, un assoiffé de pouvoir, un communiste, un raciste, bref, l’incarnation du Mal, au même titre – les enjeux stratégiques en moins – qu’un Slobodan Milosevic ou un Saddam Hussein. Dans l’acte d’accusation dressé par Washington et Londres figurent la condamnation des conditions dans lesquelles le chef de l’État zimbabwéen a été réélu en mars 2002 et la dénonciation de la répression contre les opposants et les journalistes. Si l’exercice arbitraire du pouvoir est en bonne place dans le réquisitoire contre Mugabe, c’est surtout la détermination de ce dernier à mener à son terme une réforme agraire qui provoque l’ire des pays occidentaux. En voulant procéder à une nouvelle répartition des terres au profit de ses compatriotes noirs et en recourant, pour y parvenir, à une expropriation musclée des fermiers blancs, il est devenu un homme à abattre.
Seulement voilà ! Si l’ancien guérillero qui a arraché de haute lutte l’indépendance de l’ancienne Rhodésie (aussitôt rebaptisée Zimbabwe) et démantelé un régime raciste, le 18 avril 1980, fait figure de paria en Occident, il passe aux yeux d’une partie des siens et de beaucoup d’autres Africains pour une victime, sinon un héros. « Du jour où Mugabe a été désavoué par l’Occident, il est devenu l’un des hommes les plus populaires d’Afrique, admet Laurent Gbagbo. Je ne rentre pas dans le fond du débat, je dis juste que certains types de rapports peuvent finir par monter un bloc contre un autre. » C’est aussi l’avis de nombreux autres chefs d’État de ce continent qui, par conviction ou calcul politique, rejoignent leur opinion publique.
Même si des pays – la Zambie, le Mozambique, l’Angola, notamment – se sont empressés d’ouvrir leurs frontières aux fermiers blancs zimbabwéens, espérant ainsi profiter de leur savoir-faire, les dirigeants africains, dans leur grande majorité, savent faire preuve de solidarité lorsqu’il s’agit de dénoncer « le mauvais procès » fait à Mugabe. Ce d’autant plus que nombre d’entre eux craignent de faire, un jour, les frais de la même « machine infernale » qui s’emploie, depuis quatre ans, à broyer leur pair zimbabwéen.
À trop prendre Mugabe, 81 ans en février 2005, pour une cible, on finit par en faire l’idole des paysans pauvres d’Afrique australe, une région où tout ce qui touche à la terre, longtemps sinon toujours confisquée, est particulièrement sensible. Les intellectuels ne sont pas en reste, même s’ils désapprouvent, parfois mezza voce, les méthodes directes du président zimbabwéen. C’est que l’homme, dernier des Mohicans, incarne à sa manière ce qui, hier encore, servait de ressort à tout combat politique sous ces latitudes : la terre des ancêtres, la souveraineté et l’émancipation nationale. À un degré ou à un autre, et pour diverses raisons qui ne sont pas toutes dénuées d’arrière-pensées, le vieil homme de Harare a une sorte de corpus idéologique qui lui sert d’arme autant que d’armure. Cette « doctrine » se nourrit du souvenir de thèmes porteurs, surtout dans des pays qui ont souffert de la traite négrière, du colonialisme et, pour ce qui concerne le Zimbabwe, la Namibie et l’Afrique du Sud, de la discrimination raciale.
Près d’un quart de siècle après la fin de l’apartheid dans l’ancienne colonie britannique, quelque 4 000 fermiers blancs contrôlent toujours la quasi-totalité des meilleures terres arables, tandis que la majorité noire est obligée de se contenter de lopins arides. Un peu comme si des descendants d’anciens colons français détenaient, quarante-deux ans après l’indépendance algérienne, les terres les plus fertiles, ne laissant aux Arabes et aux Berbères que quelques hectares rocailleux dans le Hoggar. Une réalité d’autant moins acceptable pour beaucoup d’Africains qu’une légende complaisamment reprise et amplifiée en Occident soutient que les premiers colons britanniques ont « régulièrement » acquis les immenses terres sur lesquelles vivent, aujourd’hui encore, leurs descendants. Dans une majorité de cas, comme le souligne, d’une tribune à l’autre, le président Mugabe, elles ont été arrachées à leurs premiers occupants à coups de triques et de canons. En 1914, les colons (3 % de la population) contrôlaient ainsi 75 % des terres fertiles, les Noirs 23 %. La règle édictée par le colon pouvait ainsi se résumer : à la minorité blanche, les terres les plus riches, les mieux arrosées. Aux Noirs, les plus ingrates.
Tirant argument de cette injustice, Mugabe répète à l’envi que le Zimbabwe a été porté sur les fonts baptismaux dans l’injustice et que les puissances occidentales qui avaient promis monts et merveilles à la veille de l’indépendance n’ont pas tenu leurs engagements. Lors des discussions de Lancaster House (1979), qui ont précédé l’accession à la souveraineté internationale, Britanniques et Américains s’étaient engagés à offrir leur concours financier dans le cadre d’une réforme négociée, prudente et graduelle, à condition que les nationalistes noirs acceptent le statu quo pour une période probatoire de dix ans. Il s’agissait, disaient-ils, de ne pas effrayer les Blancs d’Afrique du Sud, rétifs à toute évolution de leur pays et persuadés que la fin de l’apartheid s’accompagnerait automatiquement de la disparition de leurs privilèges. Pragmatique, Mugabe a, dans un premier temps, joué le jeu, en tant que Premier ministre, puis comme président de la République, allant jusqu’à confier le département de l’Agriculture à un ministre blanc.
Mais, ne voyant rien venir, en bute à des difficultés économiques et à une recrudescence de la contestation animée par le Mouvement pour le changement démocratique, un parti créé avec l’aide des travaillistes britanniques, il a fait volte-face. Et, retrouvant sa casquette de révolutionnaire, a décidé de faire passer la réforme foncière au forceps, avec l’approbation d’une majorité de l’opinion publique zimbabwéenne. Mais au grand dam des Occidentaux, préoccupés par le devenir de la minorité blanche.
Pour avoir osé s’attaquer à un tabou, Mugabe, longtemps considéré comme le chouchou des Occidentaux, honoré de plusieurs distinctions internationales, entre autres pour son action en faveur de la paix et pour l’autosuffisance alimentaire dans son pays, est devenu, du jour au lendemain, infréquentable. Mais le tacticien a su transformer l’isolement diplomatique en « arme » pour entamer ce qui apparaît d’ores et déjà comme « une deuxième guerre de libération ». Contre Bush, Blair et l’Union européenne, qui a pris des sanctions contre son régime. Par ces temps de guerre en Irak, cette attitude inflexible n’est pas pour déplaire à beaucoup d’Africains, à la recherche d’icônes.
Mugabe a compris le profit politique qu’il pouvait tirer sur le continent de sa « résistance aux anciens colonisateurs ». S’accrochant aux vieux discours anticolonialistes qui font toujours recette dans les enceintes internationales, il s’est fait, au fil des réunions de l’Organisation de l’unité africaine, puis de l’Union africaine, ou encore de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), le porte-drapeau des sans-voix. Sensible à l’écho qu’un tel discours engagé continue d’avoir au sein de son opinion nationale, le président sud-africain Thabo Mbeki s’est toujours refusé à céder aux pressions exercées sur lui par les États-Unis, la Grande-Bretagne et certains pays du Commonwealth pour l’amener à condamner son turbulent voisin du Nord.
C’est donc pratiquement le Robert Mugabe des années de maquis qu’on retrouve lors des conférences internationales. Durant le sommet de la Terre, qui s’est tenu en août-septembre 2002 à Johannesburg, il se fait l’avocat des « victimes de la suprématie des riches » dans un discours très applaudi par les délégués des pays du Sud. Il justifie la réforme agraire au nom du « développement durable », brocarde au passage le chef du gouvernement britannique (« Blair, gardez votre Angleterre et laissez-moi garder mon Zimbabwe »), avant de recevoir l’appui de plusieurs de ses pairs, en tête desquels le président namibien Sam Nujoma. Quelques jours plus tard, le 12 septembre 2002, il récidive, cette fois-ci au siège des Nations unies, à New York : « Nous refusons d’être une extension de l’Europe. Nous sommes africains et le demeurerons. […] Je demande à cette Assemblée générale de faire savoir à la Grande-Bretagne et spécialement à son Premier ministre Tony Blair que le Zimbabwe a cessé d’être une colonie britannique en 1980. » Sur un continent dont l’histoire est jalonnée d’humiliations, un Mugabe, malgré les dérives de son régime, continue de faire figure de résistant.
Pourtant, la « doctrine » Mugabe, faite de fermeté par rapport aux puissances occidentales, peut paraître fragile en ces temps de mondialisation où, bien souvent, la parole des pays industrialisés fait office de ligne de conduite pour l’ensemble de la planète. Un régime qui exproprie doit savoir gérer au mieux ce qu’il récupère ou apprendre vite, en l’espèce, les ficelles de l’agriculture moderne. Sinon, il court le risque de plonger l’économie dans le marasme et, à terme, de donner raison à ses détracteurs. De surcroît, il finit par perdre l’appui de son peuple et de ceux qui ont soutenu sa « révolte ».

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires