Jean Sénac, un Gaoui(*) algérien

Plus de trente ans après la mort du poète pied-noir qui avait pris fait et cause pour l’indépendance de son pays, les hommages se multiplient.

Publié le 8 novembre 2004 Lecture : 5 minutes.

C’était une belle nuit d’été. Depuis longtemps, les voix des femmes de l’atelier de couture du 2, rue Élisée-Reclus s’étaient tues. À quelques marches de là, au sous-sol, Jean Sénac gisait, les bras en croix. Depuis sa « cave-vigie », comme il appelait son taudis, le poète ne pouvait pas voir les étoiles : ses yeux s’étaient fermés. Malgré la chaleur, son corps était froid. Il avait cinq entailles à la poitrine.
En cette nuit du 29 au 30 août 1973, un astre venait de s’éteindre. Comme il l’avait lui-même écrit, avec une étrange prémonition : « Je mourrai assassiné comme Lorca, et ils feront croire à une affaire de moeurs. » Plus de trente ans après la mort de Jean Sénac, son assassin court toujours. À en croire la version officielle, le poète aurait été tué par un rôdeur. Après tout, ce Jean Sénac fréquentait bien toutes sortes de voyous et autres marginaux. N’avait-il pas clamé haut et fort son penchant pour la luxure ? Dans son quartier, les enfants lui jetaient des pierres. Les gens riaient sur son passage. Vêtu d’une simple djellaba, le poète entendait leurs quolibets, subissait leurs sarcasmes, supportait leurs insultes. Ils s’en prenaient au Gaouri (le « Français » ou l’« Européen »), au chrétien de gauche, au bâtard, et surtout à l’homosexuel. Pourtant, quelques années auparavant, Jean Sénac était loin d’être infréquentable, bien au contraire.
Né en 1926 du côté d’Oran, à Ghar el-Baroud, ce pied-noir d’origine espagnole avait pris fait et cause pour l’indépendance algérienne. Dès le déclenchement de la guerre en 1954, il était devenu membre de la fédération de France du FLN. C’est lui qui avait fait connaître la première traduction en français de Qassaman, l’hymne algérien ; lui qui avait permis la continuité du tirage d’El-Moudjahid, le journal du Front ; lui encore qui voulait partir pour les maquis d’Algérie, au grand dam de ses responsables du FLN.
Alors Jean Sénac a pris le maquis des mots. D’abord en 1957, dans un essai intitulé Le Soleil sous les armes. Éléments d’une poésie de la résistance algérienne. Puis dans un recueil de poèmes engagés, Matinale de mon peuple, paru en 1961. S’affirmant résolument algérien, Jean Sénac s’est impliqué corps et âme dans la lutte. Parce que « poésie et résistance apparaissent comme les tranchants d’une même lame où l’homme affûte sa dignité »(1). De retour dans l’Algérie indépendante, « tout hérissé de [son] exil forcé », il est nommé conseiller du ministre de l’Éducation nationale. Épris d’art sous toutes ses formes, le poète bouillonne. Il fonde l’Union des écrivains algériens dont il est le secrétaire général ; crée la « Galerie 54 » qui abritera la première exposition de peinture de l’Algérie indépendante ; devient membre du comité international pour la reconstruction de la Bibliothèque nationale d’Algérie dévastée par l’OAS.
En même temps, il produit et anime à la radio Le Poète dans la cité, puis Poésie sur tous les fronts, deux émissions entièrement consacrées à la poésie. Jean Sénac et son équipe y lisent des oeuvres d’auteurs connus et reconnus, mais aussi et surtout de poètes anonymes, de ceux qui lui envoient les quelque cinq cents lettres qu’il reçoit chaque semaine. En déclamant leurs textes à l’antenne, Jean Sénac veut soutenir l’émergence d’une littérature algérienne « de graphie française », selon ses propres termes. Lui dont les maîtres s’appellent René Char et Albert Camus ne veut pas prodiguer de conseils, tout juste encourager les efforts. Au nom de l’amour qu’il éprouve pour l’Algérie, son pays.
Mais bientôt, « sa patrie se comportera avec lui comme une marâtre », ainsi que l’a noté l’historien Mohamed Harbi. Après le 19 juin 1965, date du coup d’État de Houari Boumedienne, commence la désillusion pour Jean Sénac. Bien sûr, le poète a chanté la Révolution. Il a cru au socialisme à visage humain, au point d’écrire un jour « Tu es belle comme un comité de gestion », une phrase que ne lui pardonnera pas Kateb Yacine, naguère son ami. Dans l’Algérie indépendante, le lyrisme a fait place à une technocratie froide. Des politiques bien-pensants se sont réapproprié le concept de nation algérienne. Jean Sénac découvre alors l’exclusion qui précède l’isolement. « Quoi que je dise, quoi que je fasse, confiait-il à son ami Hamid Nacer-Khodja, je resterai en Algérie l’éternel Gaouri. » « Où se trouve votre belle nation ? écrivait-il encore dans « Citoyens de laideur »(2). Je suis sur vos langues l’écharde/Et la tumeur à vos talons. »
C’est ce Sénac intime que nous donnent à découvrir le film d’Abdelkrim Bahloul, Le Soleil assassiné, sorti en août en France, mais aussi l’ouvrage Pour Jean Sénac paru à Alger(3). Édité sous la direction de Brahim Hadj Slimane, journaliste-écrivain, et Aldo Herlaut, directeur des centres culturels français d’Algérie, avec la participation d’Hamid Nacer-Khodja, ce livre est moins un recueil de textes inédits qu’une formidable compilation de témoignages sur Jean Sénac. Amis, proches, simples anonymes ayant lu ou écouté Jean Sénac, au total plus de trente témoins, dont les écrivains Rachid Boudjedra, Mohamed Dib ou encore Jules Roy, racontent le poète disparu : son oeuvre, sa vie, l’oeuvre de sa vie. De la même manière, le photographe Yves Jeanmougin a choisi de tracer un parcours de Jean Sénac en images, de Béni Saf à Alger en passant par Blida, jusqu’au petit cimetière marin d’Aïn Benian où il est inhumé.
« Jean Sénac était complètement tombé dans l’oubli, souligne Brahim Hadj Slimane, à l’origine du projet. Il était devenu encombrant, y compris en France. Quand j’ai découvert les multiples facettes de sa vie, j’ai ressenti une espèce d’injustice. » En lisant l’ouvrage collectif qui lui est dédié, Jean Sénac aurait peut-être continué à chanter l’amour. Justice lui a été rendue. Dans son pays.

1. Le Soleil sous les armes. Éléments d’une poésie de la résistance algérienne, éd. Subervie, Rodez, 1957, 60 pp.
2. Pour une terre possible, poèmes et autres textes inédits, éd. Marsa, Paris, 1999, 410 pp.
3. Pour Jean Sénac, ouvrage collectif, éd. Rubicube, Alger, septembre 2004, 431 pp. Les centres culturels français en Algérie ont organisé six journées, du 14 au 23 septembre dernier, autour de ce thème.

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* « Français» ou « Européen », en arabe.

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