Côte d’Ivoire : ce jour-là disparaissait Félix Houphouët-Boigny
Le 7 décembre 1993, après trente-trois ans de règne, disparaissait le chef de l’État ivoirien, et avec lui, tout un pan de l’Histoire. Une fin racontée, à l’époque, par François Soudan.
Mardi 7 décembre 1993. Le lourd soleil de la saison sèche se lève sur Yamoussoukro, au cœur du pays baoulé, là où la forêt s’espace. Une terre riche et forte, moite et colorée comme une serre, où se pressent les villages, au milieu des plantations de café et de cacao. Le soleil se lève et Félix Houphouët-Boigny, le paysan roi, le mage et le sage, s’éteint d’un sommeil éternel. Pendant quelques heures encore, la nouvelle restera cachée avant que de cases en villas se répande la rumeur d’une mort annoncée, redoutée depuis le retour, deux semaines plus tôt, du Vieux sur son terroir natal.
Le sang, la terre, le peuple
Images fugitives d’un jour de janvier 1950, il y a quarante-trois ans. À pied ou juchés sur de vieilles bicyclettes, baluchon sur la tête et bébés sanglés sur le dos des femmes, des milliers d’Ivoiriens prennent les pistes qui mènent à Yamoussoukro. La rumeur déjà les guide : Houphouët est mort, victime expiatoire de la répression coloniale. Ils seront bientôt dix mille à affluer vers Dimbokro, chef-lieu de cercle à portée de vue du village dont Félix Houphouët-Boigny fera une capitale. Sur la place du marché, la troupe encadrée par des officiers français charge, et des colons embusqués à l’étage de la gare proche tirent au fusil-mitrailleur. Dans le midi éclatant de ce 26 janvier 1950, on relèvera treize cadavres.
L’Histoire retiendra l’image d’un président-planteur la tête nourrie de la magie de l’Afrique.
Le sang, la terre, le peuple: de ce triptyque fondateur, Houphouët a acquis une légitimité sans beaucoup d’équivalent sur le continent africain. Même si, au crépuscule de son long, trop long règne, trop de mauvaises figures, d’appétits et de fantômes dansaient un pénible ballet autour de son lit de douleur, l’image que l’Histoire retiendra de lui ne sera pas celle d’un grabataire au soir de sa vie, accroché au pouvoir comme un naufragé à sa bouée, mais celle d’un président-planteur les pieds rougis de latérite et la tête nourrie du bon sens et de la magie de l’Afrique du jour et de la nuit.
Sage, parrain et doyen
Avec lui s’efface une certaine idée de l’Afrique, où les pulsions de la rue comptaient moins que l’alchimie souvent machiavélique des palais présidentiels, où l’enrichissement frénétique de la classe politique sur fond d’éphémères glorieuses creusait d’effarantes inégalités mais servait aussi à bâtir des pays, où la palabre tempérait les ardeurs, où des liens indissolubles unissaient, en dépit des orages, l’ancienne métropole à ses anciennes colonies.
Une page se tourne, donc. Pour les relations franco-africaines, mais aussi pour cette Afrique francophone privée désormais de son sage, de son parrain et de son doyen. Sur ce plan, Houphouët ne sera sans doute pas remplacé : ainsi le veut l’époque. En ces temps de démocratisation chaotique, de crise sociale aiguë et de disette financière, chacun se replie sur soi et chemine sans guide sur des pistes de hasard.
La France nous a laissé de l’or entre les mains, elle n’a pas le droit de nous le retirer
L’Histoire retiendra que la dernière intervention du Vieux au nom de ses pairs africains eut pour objet, il y a un an et demi à Paris, un franc CFA aussi symbolique que menacé. « La France, avait-il dit alors de son inimitable voix nasillarde, la France nous a laissé de l’or entre les mains ; la France n’a pas le droit de nous le retirer. » Ultime et pathétique combat contre les mécaniques implacables de Bretton-Woods, semblable à celui qu’Houphouët a toute sa vie mené contre celles qui broient l’or brun des plantations.
Félix Houphouët-Boigny est mort, donc, avec l’aube sur Yamoussoukro. Il n’appartient à personne, dit le proverbe, d’empêcher le soleil de se coucher.
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