Amer, 16 ans, kamikaze

Pour la première fois, la famille du « martyr » désapprouve son acte.

Publié le 8 novembre 2004 Lecture : 6 minutes.

En cette aube du lundi 1er novembre, Amer al-Fahr s’est levé sans bruit. Dans la petite salle de bains de la maison familiale du camp de réfugiés d’Askar, à la périphérie de Naplouse, il s’est lavé, a enfilé des habits propres et prié une dernière fois. Puis, sur la pointe des pieds, il a pénétré dans la chambre de ses parents et a réveillé son père, Rahim. Il lui a demandé une poignée de shekels pour payer son taxi, afin de rejoindre le centre d’apprentissage où il étudie. Amer ne reverra jamais ses condisciples. Vers 8 heures, l’une de ses parentes l’aperçoit à Abou Dis, banlieue est de Jérusalem. De là, un second taxi l’emmène à Tel-Aviv, plus précisément au marché de Carmel, un vaste espace à ciel ouvert où l’on entre sans contrôle. À 11 heures, Amer enclenche le détonateur de sa ceinture d’explosifs. Une marchande de fromages d’origine russe et deux sexagénaires sont tués sur le coup. Trente-cinq passants sont blessés. D’Amer al-Fahr, il ne reste rien. Il avait 16 ans.
Le lendemain, mardi 2 novembre, les bulldozers de Tsahal, l’armée israélienne, sont entrés dans le camp d’Askar. Ils ont rasé la maison des parents d’Amer ainsi que deux autres bâtiments qu’ils soupçonnent d’abriter des familles d’activistes palestiniens. Un enfant de 12 ans leur a jeté des pierres. Se sentant menacé, selon ses dires, un tireur d’élite lui a logé une balle dans la tête.
Cette tranche de la vie ordinaire entre Tel-Aviv et Naplouse serait presque passée inaperçue, à la veille de l’élection présidentielle américaine, si Amer n’avait été le plus jeune kamikaze de l’Intifada et si, surtout, son père et sa mère avaient accepté sa mort volontaire. D’ordinaire, si l’on peut dire, les parents des « martyrs » ainsi décédés exhibent en public une fierté douloureuse, quitte à gérer en privé leur traumatisme et leur sentiment de culpabilité. Honorés par le voisinage, flattés par les dizaines de posters à la gloire de leur enfant placardés sur les murs du camp, ils n’osent exprimer leur détresse.
En janvier dernier pourtant, un premier signe d’incompréhension était apparu au sein d’une famille de Balata, un autre camp de réfugiés non loin de Naplouse, gros réservoir de kamikazes. Un jeune homme de 17 ans, Iyad al-Masri, d’équilibre fragile et très perturbé par les décès de son frère de 15 ans et de l’un de ses cousins, tous deux abattus par l’armée israélienne, s’était laissé convaincre par des militants du Djihad islamique de servir de bombe humaine. Après sa mort inutile – il s’est fait exploser prématurément avant d’avoir atteint sa « cible » -, son père avait écrit une lettre aux responsables de l’organisation clandestine : « Vous avez exploité le désarroi et la faiblesse d’Iyad. Nous sommes en colère. » Cette fois, la mère d’Amer et son père sont allés plus loin. « C’est immoral d’envoyer à la mort quelqu’un de si jeune ; ils auraient dû engager un adulte ! » s’est exclamé Samina, alors que Rahim appelait Dieu à « maudire ceux qui ont recruté Amer ». Tous deux ont refusé de recevoir la délégation du FPLP (Front populaire de libération de la Palestine, basé à Damas) venue présenter ses… félicitations à la famille. « Nous regrettons cette attitude », a confié l’un des dirigeants de cette organisation membre de l’OLP, dont la branche armée, les Brigades Abou Ali Moustapha, venait d’embaucher le jeune Amer. « Ce garçon est tombé en martyr en faisant exploser son corps pur au milieu de l’occupant : c’est un héros. »
Vent de fronde ? De plus en plus de familles, terrifiées par la perspective de perdre ainsi l’un des leurs, signalent auprès de la police palestinienne la moindre fugue d’adolescent. Car si l’immense majorité des réfugiés soutient le combat – y compris armé – contre les forces d’occupation israéliennes que mènent le Hamas, le Djihad islamique ou la demi-douzaine de « Brigades » qui quadrillent les camps, bien peu sont prêts à accepter la perte d’un des leurs dans le cadre d’une opération suicide. D’autant que les jeunes recrues du martyre sont des militants de fraîche date, les diverses organisations prenant bien soin de ne sacrifier aucun de leurs cadres, encore moins les enfants de leurs propres dirigeants.
Mise au point par le Hezbollah libanais, lui-même influencé par les Gardiens de la Révolution iraniens qui utilisèrent massivement cette technique pendant la guerre contre l’Irak de Saddam Hussein, la stratégie des kamikazes présente aux yeux de ses utilisateurs un double avantage. Elle est efficace en termes de terreur semée chez l’ennemi – même si 60 % à 70 % des candidats au suicide sont interceptés et abattus avant d’entrer en action – et elle est bon marché. Une opération type coûte moins de 1 000 dollars à l’organisation, tout compris : prix du matériel et de la course en taxi, enregistrement de la cassette vidéo dans laquelle le kamikaze livre son testament, obsèques du défunt et compensation versée à sa famille. Il n’est d’ailleurs question, dans la terminologie militante, ni de suicide, ni de kamikazes, mais d’« explosion sacrée » et de « dynamite humaine ».
Pour comprendre la révolte de la famille d’Amer al-Fahr, l’erreur à ne pas commettre serait de croire qu’elle et ses semblables condamnent les attentats suicides en tant que tels.
Même si les dirigeants de l’Autorité palestinienne, Yasser Arafat en tête, ont toujours réfuté cette méthode pour d’évidentes raisons diplomatiques, la grande majorité des Palestiniens partage en la matière les avis de ces deux grandes références égyptiennes de l’islam sunnite que sont le « télécoraniste » Youssef al-Qaradwi et le Grand Mufti d’Al-Azhar Mohamed Saïd Tantawi. Pour ces théologiens, ce type de suicide est assimilable à un martyre – donc autorisé par l’islam – dans la mesure où tous les Israéliens adultes, hommes et femmes, sont soit des militaires d’active, soit des réservistes susceptibles d’être rappelés. Acte de guerre, en somme. Quid des enfants et des vieillards, victimes indiscriminées des attentats commis dans les bus, les restaurants, les dancings ou les marchés ? Sur ce point, les deux cheikhs usent d’une argutie en trois volets, certes totalement inacceptable au regard de la morale, mais dont on aurait tort de croire qu’elle ne « passe » pas auprès de nombreux Palestiniens. Si des enfants ou des personnes âgées sont tuées, c’est involontairement. Parfois, la nécessité du djihad justifie de commettre ce que la religion interdit. L’armée israélienne n’a-t-elle pas, de son côté, abattu des dizaines d’enfants palestiniens depuis le début de la seconde Intifada ? « Je vais au paradis, ne pleurez pas, nous nous y reverrons », disait Amer dans sa cassette-testament, avant d’ajouter : « Je compte faire subir aux juifs un peu des souffrances qu’ils nous infligent chaque jour. » Bien rares, de Jenine à Naplouse et de Gaza à Ramallah, sont ceux qui désapprouvent ce discours.
Si les parents de ce jeune homme de 16 ans ont protesté, c’est donc pour une autre raison : nul n’ignore, dans les camps de réfugiés, que les organisations qui prônent ce type d’actions n’ont que l’embarras du choix pour recruter des volontaires et qu’ils peuvent aisément les sélectionner en fonction de leur âge. Jusqu’à la fin des années 1990, les candidats kamikazes étaient soigneusement isolés et préparés avant de passer à l’acte. Depuis quelques années, l’afflux de demandes est tel que les futurs « martyrs » sont laissés jusqu’au dernier moment au sein de leur milieu familial après avoir subi un entraînement plus que sommaire. Contrairement à une idée reçue, il n’y a ni lavage de cerveau préalable, ni administration de drogues, ni recrutement forcé. La désespérance de ces jeunes est telle qu’ils n’en ont nul besoin. Un haut responsable du Hamas confiait récemment que le problème numéro un pour les Brigades Ezzedine Al-Qasem était de gérer la frustration et l’humiliation des candidats au suicide refoulés : « Ils sont capables de tout, y compris d’agir pour leur propre compte. » Certains, obsédés par le désir de mourir pour la cause, frappent aux portes des différentes organisations dans l’espoir d’être admis après casting. Ce fut apparemment le cas d’Amer al-Fahr, rejeté par le Hamas et le Djihad islamique, finalement accepté par une petite organisation radicale paléomarxiste en nette perte de vitesse et peu regardante sur les critères : le FPLP de Georges Habache. Amer avait 16 ans. S’il en avait eu 20 – l’âge moyen des kamikazes, femmes ou hommes -, ses parents n’auraient eu que leurs larmes pour exprimer leur chagrin, et peut-être auraient-ils accepté les 400 dollars que l’organisation verse aux familles des martyrs. Dans cette Palestine qu’Ariel Sharon asphyxie chaque jour un peu plus, le terreau sur lequel poussent ceux qui considèrent leur vie comme une arme est décidément bien fertile…

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