Le choc céréalier

Conséquence de la flambée des cours à la Bourse de Chicago, la facture des importations de céréales s’alourdit dangereusement. Le climat social aussi.

Publié le 9 octobre 2007 Lecture : 7 minutes.

Sefrou (200 km à l’est de Rabat), le 23 septembre. Au moment même où les journaux se faisaient l’écho d’un doublement du prix du blé, depuis un an, à la Bourse de Chicago, une manifestation organisée par l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH) contre l’augmentation de 25 % du prix de la baguette de pain tournait à l’affrontement avec les forces de l’ordre. Bilan : au moins 300 blessés, 30 arrestations, des voitures brûlées, des bâtiments endommagés
Ces incidents illustrent la flambée de colère provoquée dans tout le pays par la hausse des prix des produits alimentaires (couscous, farine en vrac, pâtes, beurre, etc.) à l’occasion de ramadan et par celle des dépenses de la rentrée scolaire. L’Union générale des travailleurs du Maroc (UGTM) y voit « une atteinte préméditée à la paix sociale ». Le souvenir des « émeutes du pain » qui, en 1981, firent plusieurs centaines de victimes à Casablanca, et de celles de Fès, neuf ans plus tard, étant encore vivace, Chakib Benmoussa, le ministre de l’Intérieur, s’est empressé d’organiser une réunion pour tenter de désamorcer la crise. Résultat : l’augmentation décidée unilatéralement par le Syndicat national unifié des patrons boulangers et pâtissiers a été annulée. Et plusieurs taxes douanières sur les importations de céréales ont été suspendues. Dans l’immédiat, on respire.
Le Maroc n’est pas seul concerné. Égypte, Tunisie et Algérie sont dans le même cas. À Tunis, échaudées par d’autres « émeutes du pain » provoquées, en 1984, par la politique d’austérité imposée par le FMI, les autorités ont appris à opérer en douceur. Le 11 septembre, le prix du pain est donc resté inchangé, comme depuis plus de trois ans, mais son poids a été réduit. Le « gros pain », dont le prix est subventionné, a été « allégé » de 11 % (50 g). Et celui de la baguette de 12 %. Mais le gouvernement a donné son feu vert à une hausse des prix de la semoule, du couscous et des pâtes alimentaires.
En Égypte, en plein mois de ramadan, d’interminables queues sont apparues devant les boulangeries d’État habilitées à vendre du eich baladi, un pain fabriqué avec de la farine de qualité médiocre, mais dont le prix, fortement subventionné, reste à la portée des pauvres : 5 piastres la pièce, avec une carte de rationnement. Ledit baladi était en effet introuvable
La colère provoquée par cette pénurie est d’autant plus vive qu’au cours des dernières semaines, le poids de ce « pain des pauvres », censé avoisiner 160 g, a fondu comme neige au soleil. Après enquête, il est apparu que des boulangeries d’État détournaient la farine destinée au pain baladi pour la revendre au secteur privé, qui, naturellement, pratique des prix plus élevés. Marché noir et corruption au détriment des plus démunis, a reconnu le ministère de la Solidarité sociale.
L’envolée des prix touche d’autres aliments de base comme le lait, le sucre, le beurre, les ufs, les légumes, les fruits et les poulets, dans des proportions oscillant entre 10 % et 25 %. Pour éviter que la situation ne dégénère, le gouvernement a augmenté de 4,7 milliards de livres égyptiennes (840 millions de dollars), soit 50 %, la subvention qu’il alloue annuellement au pain baladi. Encore faudrait-il que, pour une fois, cette somme aille intégralement aux plus pauvres, ce qui est loin d’être assuré.
L’Algérie a compris la leçon. Grâce à la manne de pétrodollars que lui assure, depuis plus de deux ans, la flambée des cours des hydrocarbures, elle a largement les moyens d’acheter les céréales les plus chères. Le gouvernement a donc pris les devants. Les patrons boulangers menaçant de faire grève pour obtenir l’autorisation de répercuter la hausse des cours mondiaux du blé, El Hachemi Djaaboub, le ministre du Commerce, a négocié avec eux, puis a tenu à rassurer les consommateurs : il n’y aura ni grève ni augmentation du prix du pain. Le système de subvention des prix sera maintenu et le Trésor public continuera de prendre en charge la différence, « quel que soit le prix [des céréales] sur le marché mondial » a-t-il fait savoir. Sans doute, mais jusqu’à quand ?

Le choc céréalier risque en effet de durer. Amorcée il y a deux ans, l’envolée des prix a battu, cet été, tous les records en raison d’une production mondiale moins importante que prévu. De nombreux experts sont convaincus que la crise est structurelle, donc durable. Selon le Conseil international des grains, les stocks des cinq plus grands exportateurs mondiaux (États-Unis, Union européenne, Canada, Argentine et Australie) vont sensiblement se réduire : entre 13 millions et 25 millions de tonnes, au total, dont 9 millions pour les seuls États-Unis. Si cette hypothèse se vérifie, la tension sur les cours persistera au moins jusqu’au démarrage des moissons, en juin 2008. Surtout si les fonds de pension américains continuent de spéculer en achetant des céréales sur le marché à terme.
En Afrique du Nord comme ailleurs, les opérateurs économiques ont attendu, ou continuent d’attendre, l’épuisement de leurs stocks avant de répercuter la hausse. C’est déjà fait ici et là. Naturellement, les hausses concernent aussi bien les aliments destinés aux humains (pain, couscous, pâtes), que ceux destinés au bétail, avec de fâcheuses conséquences sur l’élevage, l’aviculture ou les produits laitiers. « Cette semaine, raconte un éleveur des environs de Tunis, une génisse a été vendue au marché 3 800 dinars, alors que son prix n’aurait pas dépassé 2 500 dinars en temps normal. »

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Les gouverneurs des banques centrales maghrébines en ont la migraine. La consommation alimentaire des ménages compte en effet pour plus du tiers dans le calcul du taux d’inflation. Le renchérissement des importations de céréales va par ailleurs aggraver le déséquilibre de la balance des paiements et réduire d’autant les réserves en devises. Les ministres des Finances sont pour leur part contraints de réviser leurs projets de budgets 2008, pour tenir compte du poids grandissant de la compensation des produits alimentaires et énergétiques.
À l’inverse, les agriculteurs se frottent les mains. Depuis le temps qu’ils rêvent de prix rémunérant équitablement leurs efforts Et de ne plus travailler d’arrache-pied pour nourrir, à bas prix, les citadins Ils estiment que leurs gouvernements devraient à présent augmenter les prix à la production intérieure, afin de réduire au maximum les importations payables en devises. « Il faut encourager nos agriculteurs à cultiver davantage de blé et d’orge », estime un exploitant de Béja, la principale région céréalière tunisienne. « Avant, on parlait d’or vert, mais les prix à la production étant ce qu’ils sont dans nos pays, ce n’était pas forcément vrai, commente un ancien ingénieur reconverti dans l’agriculture. Aujourd’hui, avec la flambée des cours mondiaux, cela pourrait le devenir. Je suis pour la libération des prix à la production et leur alignement sur les cours mondiaux. Pourquoi l’État ne verserait-il pas au producteur local le prix qu’il paie au fournisseur étranger ? »
Même son de cloche en Algérie, où les agriculteurs s’efforcent de convaincre le gouvernement d’accroître le montant de ses financements pour permettre aux céréaliculteurs d’améliorer leurs rendements. « Le pays gagnerait à changer de cap et à arrêter le gaspillage en revalorisant les terres », estime Abdelmalek Sarraï, un consultant international.

Changer de cap, sans doute, mais pour quoi faire ? Tous les pays d’Afrique du Nord – où la consommation de céréales est, en moyenne, de 203 kg par personne et par an – sont fortement dépendants de l’étranger pour leur nourriture et se trouvent très exposés aux conséquences du choc céréalier. L’Algérie, l’Égypte (elles étaient en 2004 les 4e et 8e importateurs mondiaux), mais aussi le Maroc et la Tunisie affichent des déficits céréaliers chroniques. Entre 1963 et 2003, l’Algérie a multiplié par 21 ses importations nettes, le Maroc par 20 et la Tunisie par 13. La première nommée importe les deux tiers de ses besoins en blé. La Tunisie importe en moyenne 85 % de ses besoins en blé tendre et 20 % en blé dur. La moitié de la consommation du Maroc et de l’Égypte vient de l’étranger. Quant à la Libye, elle est dépendante de ses importations à plus de 90 %.
Il est vrai que la céréaliculture maghrébine souffre de nombreux handicaps. Elle n’utilise pas suffisamment les engrais fertilisants et les désherbants et peine à obtenir des financements à des taux bonifiés. Dans un pays réputé moderne comme la Tunisie, les semences ne sont utilisées que sur 10 % des terres à blé. « Carburant, intrants, matériels, semences Nous n’arrivons pas à tout acheter, explique un agriculteur. Du coup, nos rendements restent très éloignés de ceux obtenus par nos voisins du nord de la Méditerranée. Les taux d’intérêt réels auprès des banques sont chez nous supérieurs à 12 %, alors qu’ils avoisinent 3 % en Italie. Il est impératif que nos agriculteurs se regroupent pour acheter des intrants, traiter leurs champs par avion ou optimiser l’utilisation de leur matériel. »
La priorité est désormais à l’augmentation de la production. La plupart des experts agronomes et des généticiens assurent que la chose est possible. « On peut en tout cas améliorer sensiblement les rendements dans les zones où la pluviométrie est supérieure à 300 mm par an, estime l’un d’eux. Car le problème numéro un est évidemment celui de l’eau. Avec des techniques appropriées, des semences plus résistantes à la sécheresse et des moyens financiers accrus, la situation changerait du tout au tout. Les agriculteurs tunisiens pourraient, par exemple, multiplier leurs rendements par deux. » Tunis vient de prendre des mesures en ce sens (lire encadré). L’Algérie y pense aussi. « Avec une moyenne de 20 quintaux à l’hectare, nous couvririons la totalité de nos besoins, estime Mohamed Kacem, directeur général de l’Office algérien interprofessionnel des céréales [OAIC]. Actuellement, nous ne dépassons pas 10-12 quintaux à l’hectare. »
Comme quoi le choc céréalier de l’été 2007 aura au moins une conséquence bénéfique : rappeler aux Nord-Africains qu’importer à prix d’or n’est pas une fatalité, qu’il faut subventionner la production plutôt que la consommation et donner la priorité à la sécurité et à l’autosuffisance alimentaires.

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