22 février 2003 Bush (et Aznar) s’en vont en guerre

Le quotidien El País publie la transcription d’une conversation très particulière entre le président américain et le chef du gouvernement espagnol, un mois avant le déclenchement de l’invasion.

Publié le 9 octobre 2007 Lecture : 11 minutes.

Crawford, Texas, ranch privé de George W. Bush, le samedi 22 février 2003, un mois avant l’invasion de l’Irak. Autour de la table, en tenue décontractée, cinq hommes et une femme. Chemise à carreaux, jean et bottes de cow-boy : le président américain. À ses côtés, sa conseillère à la sécurité Condoleezza Rice et son adjoint Daniel Fried. En face, moustache noire, il noir, le chef du gouvernement espagnol José María Aznar, flanqué de son conseiller diplomatique Alberto Carnero et de son ambassadeur à Washington Javier Ruperez. L’heure est grave et le compte à rebours a commencé. Officiellement, Bush maintient toujours ses exigences vis-à-vis de Saddam Hussein : le désarmement ou la guerre. En réalité, sa décision est prise depuis des mois : ce sera la guerre. Mais Aznar, tout comme ses homologues européens Tony Blair et Silvio Berlusconi – les « caniches » de l’Amérique, dit-on alors -, a un problème : son opinion publique. Partout, de Londres à Madrid en passant par Rome, Paris et Berlin, des centaines de milliers de manifestants expriment leur opposition à un conflit perçu de plus en plus comme inévitable. Il faut donc absolument obtenir du Conseil de sécurité des Nations unies une seconde résolution qui légitime une invasion totalement unilatérale.
Face à un George W. Bush amical, apparemment compréhensif, mais qui, dans le fond, considère les inquiétudes de son allié comme quantité négligeable, José María Aznar insiste pour que cette résolution soit déposée, sur le thème presque pathétique du « aidez-nous à vous aider ». C’est cette conversation au ton direct, parfois menaçant à l’égard de certains pays membres du Conseil de sécurité, voire méprisant quand est abordé le rapport du chef des inspecteurs de l’ONU pour le désarmement de l’Irak, Hans Blix – cet empêcheur de faire la guerre -, que le quotidien espagnol El País a publiée dans son édition du 25 septembre. Ce mémorandum jusqu’ici tenu secret a été rédigé par l’ambassadeur Ruperez, interprète de l’anglais pour le compte d’Aznar – d’où l’utilisation du tutoiement, qui traduit bien l’intimité entre le chef du gouvernement espagnol et son ami américain.
Cette seconde résolution, on le sait, ne fut jamais adoptée – ni même présentée – faute d’obtenir les neuf voix nécessaires. En lieu et place, Bush organisa le 16 mars 2003 le sommet des Açores avec Blair et Aznar, au cours duquel tous trois décidèrent de se substituer au Conseil de sécurité et d’entrer en guerre contre l’Irak. Trois jours plus tard, dans la nuit du 19 au 20 mars, l’invasion était déclenchée. S’il fallait ne retenir qu’une seule phrase de cette transcription, ce serait celle-ci, prononcée par José María Aznar dans un éclair de lucidité : « La seule chose qui me préoccupe chez toi, dit-il à Bush, c’est ton optimisme »

George W. Bush. Nous sommes favorables au vote d’une seconde résolution par le Conseil de sécurité de l’ONU, et nous aimerions le faire rapidement. Il faudrait l’annoncer lundi ou mardi.

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José María Aznar. Plutôt mardi, après la réunion du Conseil des affaires générales de l’Union européenne. C’est important de maintenir l’impulsion obtenue par la résolution du sommet de l’Union européenne [à Bruxelles, le lundi 17 février, NDLR]. Nous, nous préférerions attendre mardi.

Bush. Ça pourrait se faire lundi après midi, en prenant en compte le décalage horaire. En tout cas la semaine prochaine. La résolution doit être rédigée de manière à ne pas contenir d’éléments contraignants, à ne pas mentionner l’usage de la force et à constater que Saddam Hussein a été incapable de respecter ses obligations. Ce genre de résolution peut être votée par beaucoup de gens. Elle devrait être du même genre que celle que nous avons obtenue sur le Kosovo [le 10 juin 1999, NDLR].

Aznar. Elle serait présentée au Conseil de sécurité avant et indépendamment d’une déclaration parallèle ?

Condoleezza Rice. En réalité, il ne devrait pas y avoir de déclaration parallèle. Nous pensons rédiger une résolution aussi simple que possible, sans beaucoup de détails sur les choses à accomplir, car Saddam Hussein pourrait les utiliser comme autant d’étapes que, par la suite, il ne respecterait pas. Nous sommes actuellement en discussion avec Blix [le chef des inspecteurs de l’ONU, NDLR] et d’autres membres de son équipe afin de recueillir des idées qui pourraient nous servir pour introduire la résolution.

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Bush. Saddam Hussein ne changera pas. Il va continuer à jouer. Le moment est venu de se débarrasser de lui. C’est comme ça. En ce qui me concerne, je vais m’efforcer, à partir de maintenant, d’utiliser une rhétorique aussi subtile que possible pendant que nous cherchons à obtenir l’approbation autour de cette résolution. Si quelqu’un oppose son veto, nous irons quand même. Saddam Hussein n’est pas en train de désarmer. Nous devons le prendre maintenant. Nous avons fait preuve jusqu’à présent d’une patience incroyable. Il reste deux semaines. D’ici là, nous serons prêts militairement. Je pense que nous obtiendrons le vote de la seconde résolution.
Au Conseil de sécurité, nous avons les trois pays africains (Cameroun, Angola, Guinée), les Chiliens et les Mexicains. Je leur parlerai à tous, ainsi qu’à Poutine naturellement. Nous serons à Bagdad à la fin du mois de mars. Il y a une probabilité de 15 % pour que Saddam soit alors tué ou en fuite. Mais ces possibilités n’existent pas tant que nous n’avons pas montré notre détermination. Les Égyptiens parlent avec Saddam Hussein. Il paraît qu’il a dit qu’il était prêt à s’exiler si on le laisse emporter 1 milliard de dollars et toute l’information qu’il veut sur les armes de destruction massive. Kadhafi a affirmé à Berlusconi que Saddam veut s’en aller. Et Moubarak nous explique que dans ces circonstances, il y a de grandes possibilités pour qu’il soit assassiné.
Nous aimerions agir avec un mandat de l’ONU. Si nous agissons militairement, nous le ferons avec une grande précision en nous focalisant sur nos objectifs. Nous décimerons les troupes loyalistes, et l’armée régulière comprendra très vite ce qui se passe. Nous avons fait parvenir un message très clair aux généraux de Saddam Hussein : nous les traiterons comme des criminels de guerre. Nous savons qu’ils ont accumulé une quantité énorme de dynamite pour faire sauter les ponts, les autres infrastructures et les puits de pétrole. Nous avons prévu d’occuper ces puits rapidement. Les Saoudiens pourraient nous aider en mettant sur le marché le pétrole nécessaire. Nous sommes en train d’élaborer un programme d’aide humanitaire très fort. Nous pouvons gagner sans destruction. Nous planifions déjà l’Irak post-Saddam, et je pense qu’il y a de bonnes bases pour un avenir meilleur. L’Irak dispose d’une bonne bureaucratie et d’une société civile relativement forte. On pourrait l’organiser en fédération. En attendant, nous faisons tout notre possible pour répondre aux attentes politiques de nos amis et alliés.

Aznar. Il est très important de disposer d’une résolution. Agir avec ou sans résolution, ce n’est pas du tout la même chose. Il faudrait pouvoir compter, au sein du Conseil de sécurité, sur une majorité qui appuie cette résolution. De fait, il est important de disposer d’une majorité dans le cas où quelqu’un opposerait son veto. Nous pensons que le contenu de la résolution devrait établir, entre autres choses, que Saddam Hussein a laissé passer sa chance.
Bush. Oui, bien sûr. Ce serait mieux que de faire référence aux « moyens nécessaires » [allusion à la résolution type de l’ONU qui autorise l’utilisation de « tous les moyens nécessaires », NDLR].

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Aznar. Saddam Hussein n’a pas coopéré, il n’a pas désarmé. Nous devrions faire un résumé de ce qu’il n’a pas accompli et lancer un message plus élaboré. Cela pourrait permettre, par exemple, que le Mexique bouge [c’est-à-dire qu’il change sa position, puisqu’il était, jusqu’ici, opposé à une seconde résolution. Aznar l’a appris de la bouche même du président Vicente Fox, lors d’une escale à Mexico le 21 février, NDLR].

Bush. La résolution sera faite sur mesure pour t’aider. Le contenu m’est égal.

Aznar. Nous allons te faire parvenir un texte.

Bush. Nous, nous n’avons aucun texte. Seulement un critère : que Saddam Hussein désarme. Nous ne pouvons pas permettre que Saddam Hussein fasse traîner les choses jusqu’à l’été. Tout compte fait, il aura disposé de quatre mois au cours de cette dernière étape. C’est plus de temps qu’il n’en faut pour désarmer.

Aznar. Ce texte nous aiderait dans la mesure où il nous permettrait de le défendre en tant que ses coauteurs et d’obtenir que beaucoup de gens le défendent.

Bush. Parfait.

Aznar. Mercredi prochain [26 février] je vois Chirac. La résolution aura déjà commencé à circuler.

Bush. Très bien. Chirac connaît parfaitement la situation. Ses services de renseignements la lui ont expliquée. En ce moment, les Arabes lui transmettent un message très clair : Saddam Hussein doit partir. Seulement voilà, Chirac se croit Mister Arab. Mais je ne veux pas avoir de problème avec lui. Nous avons des points de vue différents, mais je voudrais que ça en reste là. Transmets-lui mon meilleur souvenir. Vraiment ! Moins il sentira de rivalité entre nous, mieux ce sera pour tous.

Aznar. Comment harmoniser la résolution avec le rapport des inspecteurs ?

Rice. En fait, il n’y aura pas de rapport le 28 février. Les inspecteurs en présenteront un, écrit, le 1er mars, et ils ne seront pas entendus par le Conseil de sécurité avant le 6 ou le 7 mars. Nous n’attendons pas grand-chose de ce rapport. Comme lors des rapports précédents, ils mettront une couche de chaux et une autre de sable. J’ai l’impression que Blix sera encore plus négatif qu’il ne l’a été précédemment sur la volonté des Irakiens. Après l’audition des inspecteurs par le Conseil, nous devons prévoir que le vote sur la résolution aura lieu une semaine plus tard. Les Irakiens tenteront d’expliquer qu’ils sont en train d’accomplir leurs obligations. Rien n’est moins sûr, et ce ne sera pas suffisant. Même s’ils annoncent la destruction de quelques missiles.

Bush. C’est comme la torture chinoise de la goutte d’eau. Il faut y mettre fin.

Aznar. Je suis d’accord, mais ce serait bien de pouvoir compter sur le plus grand nombre de personnes possible. Sois un peu patient.

Bush. Ma patience est épuisée. Je ne pense pas pouvoir aller au-delà de la mi-mars.

Aznar. Je ne te demande pas d’avoir une patience infinie, mais simplement de faire tout ce qu’il est possible de faire pour que tout cadre bien.

Bush. Des pays comme le Mexique, le Chili, l’Angola et le Cameroun doivent savoir que ce qui est en jeu, c’est la sécurité des États-Unis, et qu’ils doivent agir avec un sentiment d’amitié à notre égard. Le président [chilien, NDLR] Lagos doit savoir que l’Accord de libre-échange avec le Chili doit encore être approuvé par le Sénat et qu’une attitude négative pourrait remettre en question sa ratification. L’Angola reçoit des fonds du Millenium Account qui pourraient également être compromis s’il ne se montre pas positif. Et Poutine doit savoir qu’avec son attitude il met en danger les relations de la Russie avec les États-Unis.

Aznar. Tony [Blair] voudrait aller jusqu’au 14 mars.

Bush. Moi je préfère le 10. C’est comme le jeu du gentil policier et du policier méchant. Moi ça ne me gêne pas d’être le méchant policier et que Blair soit le gentil.

Aznar. Il y a vraiment une possibilité pour que Saddam Hussein s’exile ?

Bush. Oui, cette possibilité existe. Et aussi qu’il soit assassiné.
Aznar. Un exil avec des garanties ?

Bush. Aucune garantie. C’est un voleur, un terroriste, un criminel de guerre. Comparé à Saddam, Milosevic c’est mère Teresa ! Quand nous entrerons, nous découvrirons plus de crimes encore et nous le conduirons au Tribunal pénal international de La Haye. Saddam pense qu’il s’en est déjà tiré. Il croit que la France et l’Allemagne ont bloqué le processus. Il croit aussi que les manifestations pacifistes de la semaine dernière [samedi 15 février] le protègent. Et il s’imagine que je suis très affaibli. Mais les gens de son entourage savent très bien que les choses ne sont pas comme ça. Ils savent que leur avenir, c’est la valise ou le cercueil. C’est pour ça qu’il est important de maintenir la pression sur lui. Kadhafi nous dit indirectement que c’est la seule manière d’en finir avec lui. La stratégie de Saddam Hussein, c’est de retarder, retarder et encore retarder.

Aznar. En réalité, le vrai succès consisterait à gagner la partie sans tirer un coup de feu, et entrer dans Bagdad.

Bush. Pour moi, c’est la solution idéale. Je ne veux pas la guerre. Je sais ce que sont les guerres. Je sais qu’elles entraînent avec elles la destruction et la mort. Et moi, je suis celui qui doit consoler les mères et les veuves des morts. Évidemment que, pour nous, ce serait ça la meilleure solution. En plus, on économiserait 50 milliards de dollars.

Aznar. On a besoin que tu nous aides vis-à-vis de notre opinion publique.

Bush. Nous ferons tout notre possible. Mercredi, je vais parler de la situation au Moyen-Orient en proposant un nouveau plan de paix que tu connais déjà. Je parlerai des armes de destruction massive, des avantages d’une société libre, et je situerai l’histoire de l’Irak dans un contexte plus large. Peut-être que cela vous servira.

Aznar. Ce que nous sommes en train de faire représente un changement très profond pour l’Espagne et pour les Espagnols. Nous sommes en train de changer la politique que le pays a suivie au cours des deux cents dernières années.

Bush. Ce qui me guide, c’est un sens historique de la responsabilité. Comme toi. Et quand, dans quelques années, l’Histoire nous jugera, je ne veux pas que les gens se demandent pourquoi Bush, ou Aznar, ou Blair n’ont pas fait face à leurs responsabilités. En fin de compte, ce que veulent les gens, c’est jouir de la liberté. Il n’y a pas longtemps, en Roumanie, on me rappelait le cas Ceausescu : il a suffi qu’une femme le traite de menteur pour que tout l’édifice de répression s’effondre. C’est ça le pouvoir irrépressible de la liberté. Je suis convaincu que j’obtiendrai la résolution.

Aznar. Tant mieux !

Bush. J’ai pris la décision de me rendre au Conseil de sécurité. Malgré les divergences qui existent au sein de mon administration, j’ai dit à mon équipe que nous devions travailler avec nos amis. Ce sera formidable de compter sur une seconde résolution !

Aznar. La seule chose qui me préoccupe chez toi, c’est ton optimisme.

Bush. Je suis optimiste parce que je crois que je suis dans le vrai. Je suis en paix avec moi-même. Il nous revient, à nous, de faire face à une menace sérieuse contre la paix. Ce qui m’énerve beaucoup, c’est l’insensibilité des Européens à l’égard des souffrances que Saddam inflige aux Irakiens. Peut-être parce qu’il est brun, lointain et musulman, beaucoup d’Européens pensent qu’avec lui tout va bien. Je n’oublierai pas ce que m’a dit un jour Javier Solana : « Mais pourquoi vous, les Américains, pensez-vous que les Européens sont antisémites et incapables de faire face à leurs responsabilités ? » Cette attitude défensive est terrible. Je dois reconnaître qu’avec Kofi Annan j’ai d’excellentes relations.

Aznar. Il partage tes préoccupations éthiques.

Bush. Plus les Européens m’attaquent, plus je suis fort aux États-Unis.

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