Au bord du coma éthylique

L’alcoolisme ordinaire a provoqué une crise démographique sans précédent. Et pourrait, à terme, coûter au pays son rang de grande puissance.

Publié le 9 octobre 2007 Lecture : 5 minutes.

C’est une tragédie qui fait des millions de victimes. Soixante ans après la Seconde Guerre mondiale, les Russes meurent plus jeunes en temps de paix que leurs grands-parents à l’époque de Staline. Ils ont moins d’enfants, et beaucoup d’entre eux sont emportés par des maladies dues à l’alcool. La tendance s’est aggravée depuis l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, malgré la croissance sans précédent de l’économie (7 % cette année), dopée par les cours du gaz et du pétrole.
« La Russie traverse une terrible crise démographique, explique Nikolaï Petrov, un sociologue du Carnegie Center de Moscou. Dans les vingt prochaines années, le pays aura besoin de 20 millions d’immigrants pour compenser la pénurie de main-d’uvre. L’impact sera considérable sur les ambitions économiques et stratégiques de la Russie. » Le président Vladimir Poutine a reconnu récemment l’existence du problème en promettant une prime aux mères qui auraient un deuxième enfant. Mais, souligne Petrov, on ne s’attaque pas aux causes profondes, qui sont les maladies cardio-vasculaires occasionnées par l’alcoolisme et le tabagisme.

Depuis 1992, la population de la Russie a chuté de 3 %, passant de 148,7 millions à 143,8 millions d’habitants. D’autres pays proches ont connu sur la même période des déclins importants : en Bosnie, le recul a été de 10 %, en Arménie et au Kazakhstan, la population a été laminée par l’émigration. Dans le cas de la Russie, ce sont des causes intérieures et sociales qui dépeuplent le pays. « Le recul démographique observé en Russie est sans précédent dans les pays industrialisés », souligne Patricio Marquez, sociologue spécialiste de l’Europe et de l’Asie centrale et l’un des auteurs d’une étude intitulée Dying Too Young in the Russian Federation (« Mourir trop jeune dans la Fédération de Russie »). L’espérance de vie des Russes de sexe masculin est inférieure à 60 ans, alors qu’elle était de 67 ans en 1985 et de 63 ans au début des années 1950. Ils vivent également seize ans de moins en moyenne que leurs homologues d’Europe occidentale et quatorze ans de moins que les femmes russes elles-mêmes.

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Un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) indique que les maladies cardio-vasculaires, aggravées par le tabac et l’alcool, représentent plus de 1,2 million de morts par an, près de la moitié du total des décès. L’alcoolisme est aussi l’une des principales causes des accidents de la route et des accidents du travail. Il a, en outre, des répercussions sur la fertilité. L’augmentation de la stérilité féminine est due au grand nombre d’avortements et à l’expansion du sida et des autres maladies sexuellement transmissibles.
Les conséquences d’une telle situation peuvent contrecarrer les ambitions de Poutine. Depuis qu’il a accédé au pouvoir, en 1999, il s’efforce de redonner à la Russie son rang de grande puissance mondiale. Grâce aux cours élevés des produits énergétiques, il a remboursé les dettes de l’État. Il a aussi utilisé l’argent du pétrole pour créer un fonds de stabilisation, doté actuellement de 150 milliards de dollars, pour colmater les turbulences du rouble et des monnaies mondiales, ou pour financer les retraites. Il a déclaré en 2006 qu’il avait l’intention de diversifier l’économie pour que la croissance soit moins dépendante des produits énergétiques et des matières premières.
À l’international, Poutine s’est fait le défenseur des intérêts politiques et économiques de la Russie, et s’est opposé à l’indépendance de la province serbe du Kosovo et au projet américain d’installer un bouclier antimissile en Europe orientale. Il a investi également dans les forces armées et dans l’industrie de l’armement. Pour de telles ambitions, il faut de l’argent : la Russie en a, mais il faut aussi des hommes et des talents : la Russie en manque. « Je ne suis pas sûr que le Kremlin ait compris l’impact que les tendances démographiques pourraient avoir sur la réalisation de ces ambitions, explique Petrov. Par exemple, il y aura une forte pénurie de recrues. » La sécurité intérieure pourrait elle aussi en pâtir. « La Russie, souligne Marquez, est un pays immense dont les frontières ont des milliers de kilomètres. Certaines régions frontalières sont dépeuplées. Qui les défendra ? » L’économie souffrira, elle aussi. « Il y a une grande pénurie de main-d’uvre qualifiée », explique Alexander Lehman, spécialiste de la macroéconomie de la Russie à la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd). « En 2007, la main-d’uvre a atteint un pic de 90 millions de personnes. Il y en aura 15 millions de moins en 2020. Ce ne sera pas un mince obstacle à la croissance économique. »

Ceux qui meurent prématurément ou tombent malades appartiennent à la classe d’âge la plus productive. Selon la Banque mondiale, un Russe âgé de 18 ans a 50 % de chances d’arriver à l’âge de la retraite, contre 90 % pour un Britannique. Les entreprises russes et étrangères ressentent déjà la contrainte. Les salaires augmentent à un rythme annuel de 12 % à 15 %, surtout dans les centres urbains, du fait de la pénurie de main-d’uvre. La Banque mondiale et le Centre national de médecine préventive de Moscou estiment que le surcoût associé aux journées de travail perdues pour cause de maladie varie de 0,55 % à 1,37 % du PIB, sans que soit prise en compte la réduction de productivité due à la mauvaise santé sur le lieu de travail.
Hormis la prime au deuxième enfant, le Kremlin n’a pas fait grand-chose. Malgré les réunions de travail des experts sur la crise démographique, les autorités sont largement à la traîne sur les campagnes de prévention contre l’alcoolisme, la modernisation de l’infrastructure sanitaire et l’amélioration des conditions de travail. Le ministère des Finances se refuse à taxer vigoureusement le tabac et l’alcool par peur des réactions des associations de consommateurs. La loi n’est appliquée qu’avec beaucoup de parcimonie, en particulier sur les conduites en état d’ivresse.
« Si la tendance lourde sur la mobilité et l’incapacité de travail se confirme, déclare Marquez, l’espérance de vivre en bonne santé pour les Russes de sexe masculin plafonnera bientôt à 53 ans. » S’il ne réagit pas rapidement avant de passer la main l’an prochain, Poutine laissera derrière lui un pays beaucoup plus faible et en bien moins bonne santé qui risque d’être à l’avenir incapable de garder son rang de grande puissance.

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