Abidjan : les Shawarmamas, ces Sisyphes des tropiques
En uniforme vert, chapeau de paille et bottes de plastique, ces femmes âgées balaient sans relâche les routes de la ville sous le soleil écrasant.
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Gauz
Écrivain ivoirien, auteur de « Debout payé » (2014), « Camarade papa » (2018), et « Black Manoo » (2020).
Publié le 9 janvier 2022 Lecture : 2 minutes.
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« La route précède le développement », disait Houphouët-Boigny. « Tout commence par la route », clament les pontes du FMI. Alors, imaginez une ville planifiée par des houphouëtistes passés par le FMI. Abidjan grandit, grossit, s’étire et s’étale en de larges et belles routes. Des balafres noir macadam sillonnent la ville dans tous les sens. Le développement ne doit pas être loin. Alors on chouchoute nos routes. On les confie aux Shawarmamas.
Je les surnomme les Shawarmamas parce qu’elles cuisent, chauffées au-dessus par le soleil et en dessous par le goudron
Quand on circule en ville, il est impossible de ne pas remarquer cette armée de femmes âgées sur les grands boulevards. Consciencieusement, elles balaient le sable venu des plages où elles ne mettent jamais les pieds. Dans l’étuve tropicale géante, elles sont recouvertes, jusqu’aux phalanges gantées : uniforme vert, chapeau de paille et bottes de plastique. Je les surnomme les Shawarmamas parce qu’elles cuisent, chauffées au-dessus par le soleil et en dessous par le goudron. Sisyphes modernes des tropiques, elles passent et repassent sur le même ouvrage parce que cette ville est pauvre en beaucoup de choses, mais pas en sable.
L’état permanent d’embouteillage obligeant à rouler au pas, les Shawarmamas profitent pleinement des gaz d’échappement. Elles sont gracieusement servies par des camions antédiluviens comme par des berlines dernier cri ou encore des « france-aurevoir », vieilles voitures importées d’Europe qui se refont une vie en voie de développement sur les routes africaines.
Au moindre ralentissement, les routes se transforment en marchés bitumés
Les Shawarmamas sont les témoins silencieux du commerce florissant des embouteilleurs et embouteilleuses. Car à Abidjan, au moindre ralentissement, les routes pour lesquelles le pays s’endette sur les marchés financiers se transforment en marchés bitumés. Vendeurs et vendeuses apparaissent d’on ne sait où et se précipitent entre les voitures. Des légions d’enfants et de très jeunes adultes. Personne ne s’étonne qu’ils ne soient pas en classe, encore moins qu’ils « travaillent » à leur âge.
Du sachet d’eau fraîche à l’électroménager, de l’artisanat local à la chinoiserie bancale, faire ses courses révèle tout son sens en ces lieux et circonstances. Abidjan roads mall ! Mouvement commercial par vitres interposées. L’argent circule au sens propre.
Ruissellement
Alors les Shawarmamas se courbent, passent le balai avec plus de vigueur. Pas seulement parce qu’un superviseur tranquillement assis à l’ombre les observe, mais parce qu’elles sont pleines de l’espoir que la route chérie fasse ruisseler un jour sur elles autre chose que des litres de sueur. L’espoir est tout ce qui reste à qui concède déjà tant en dignité à passer la journée à balayer une route qu’un camion-balai peut nettoyer en quelques minutes. Elles ne sont pas dupes. Elles savent que leur travail permet à quelqu’un d’engranger une meilleure marge bénéficiaire tout en clamant que lui, au moins, « offre » un emploi « à des centaines de nos mères ». Elles ont peu de choix pour éviter que leurs enfants ne finissent comme ceux avec qui elles partagent la chaussée.
Peut-être qu’à force de balayer les routes, c’est l’ensemble du pays qui va devenir propre. Rester digne, s’accrocher à la symbolique. Quand la route aura définitivement mené au bonheur, peut-être se souviendra-t-on qu’un jour, à Abidjan, les camions-balais étaient des Shawarmamas.
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