« Chez Yassine » : la Tunisie dans l’assiette, tout simplement
Marseille l’Africaine (3/4). Leblebi, kefteji, mloukhiya… L’authenticité de la cuisine tunisienne traditionnelle a fait le succès de ce restaurant familial niché en plein cœur de la Cité phocéenne, rue d’Aubagne.
Gastronomie : quand Marseille cuisine l’Afrique
Entre Marseille et la gastronomie, c’est une très longue histoire. Et comme la Cité phocéenne est sans doute l’une des villes les plus africaines de France, nous vous proposons de découvrir quatre itinéraires hors du commun.
Aux alentours de 11 heures du matin, la rue d’Aubagne n’a pas encore atteint le niveau de fréquentation bigarrée qui a construit sa réputation et qui, une heure ou deux plus tard, en fera l’une des artères les plus palpitantes de Marseille. Pourtant, devant le numéro 8, plusieurs hommes sont déjà attablés face à leur assiette de leblebi fumante dont les parfums de cumin, d’ail et d’huile d’olive chatouillent les narines des passants. À l’heure où le Marseillais lambda se sert plutôt un deuxième café, les clients matinaux de Chez Yassine viennent retrouver, pour un moment, leurs habitudes tunisiennes. À l’intérieur, ils sont déjà nombreux à s’activer au fourneaux sous le regard vigilant et doux, ce jour-là, d’Ishak. Bouillons de la soupe, montagnes de semoule, légumes en train de rissoler, tout est presque prêt pour le coup de feu qui ne saurait tarder, entre midi et deux.
« À la tête du restaurant, il y a trois associés, nous explique Imen Kadidi, qui a pris en charge le développement et la communication de la maison. Il y a mes deux frères, Ishak et Farid, et notre beau-frère Yassine Kedidi. Lui, quand il est arrivé en France, il avait déjà un restaurant du même nom, Aind Yassine, dans le quartier de la Kherba, à Tunis, où il proposait de la street food tunisienne. Cette nourriture qui permet aux hommes de se remplir le ventre avant d’aller travailler, le matin… »
Les parfums de l’enfance
Si Chez Yassine a ouvert en 2014, son histoire commence bien avant, avec l’arrivée de la famille Kadidi en France. Le père d’Ishak, Farid et Imen s’est installé à Bourgoin-Jallieu dans les années 1970 pour y trouver du travail dans une cartonnerie et dans la maçonnerie. Avant, il était passé un temps par la restauration, en Algérie, où il proposait alors des beignets à la mode du sud tunisien. La famille est, elle, arrivée en Isère dans le courant des années 1980. « Petits, on passait toutes nos vacances au bled et c’était génial d’y aller, poursuit Imen. On a gardé un lien très fort avec la Tunisie, la langue, la culture. On a eu la chance d’aller à l’école tunisienne, et sur les cinq enfants que nous sommes, quatre parlent et écrivent l’arabe. Aujourd’hui, on est tous mariés avec des Tunisiens de Tunisie ! »
Une cuisine non édulcorée, qui rassemble et qui nous ressemble, dit Imen
Sans doute l’amour de la cuisine passe-t-il dans le sang grâce aux parfums de l’enfance et aux saveurs des premières découvertes : à l’adolescence, Farid et Ishak « descendent » à Marseille pour travailler chez des cousins restaurateurs. Ishak a été stagiaire chez Christian Têtedoie, dans son restaurant étoilé de Lyon. Quelques années plus tard, quand Yassine épouse leur sœur et s’installe dans la cité phocéenne, l’idée de monter une affaire en France s’impose. Pas question, néanmoins, de proposer une cuisine édulcorée, adaptée au goût et au palais français, sensible aux épices. « Ils ont décidé de faire une cuisine sans concessions, celle que l’on trouve dans les rues de Tunis, précise encore Imen. C’est une cuisine qui rassemble et qui nous ressemble. »
« Magie des mains »
Pour racheter le fonds de commerce, toute la famille a été mise à contribution et, dès le début, Chez Yassine est devenu le rendez-vous de ceux qui voulaient retrouver sur leurs papilles une identité tunisienne authentique. Alors bien entendu, il est toujours possible de s’installer ici pour déguster un couscous (agneau le vendredi, poisson le dimanche), mais les spécialités d’Ishak, Farid et Yassine, c’est le leblebi (soupe de pois chiches et pain rassis), le kefteji (mélange de légumes frits assorti d’un œuf), le plat tunisien (salade avec huile d’olive et thon), ou les spaghettis aux fruits de mer, plat emblématique de toute la Tunisie. Sans oublier la ojja merguez et l’incontournable mloukhiya (spécialité à base de poudre de corète potagère), plat vénéré par l’écrivain algérien Mabrouck Rachedi. Le tout à des prix compris entre 5 et 14 euros.
Et les bricks ? demanderont certains. À quelques mètres de l’enseigne Chez Yassine, les (beaux-)frères ont ouvert Koujina Express qui propose une version fast-food de la cuisine tunisienne, avec notamment des bricks, « mais pas à la viande hachée, plutôt à la crevette comme cela se fait en Tunisie ». Aux fourneaux en ce moment, Farid. « Ishak est plutôt dans la vision stratégique et l’administratif, Farid aux achats et à la logistique de dernier moment, Yassine dans la relation clients, explique Imen. Mais ils cuisinent tous les trois et ils sont interchangeables. Même si les clients assidus peuvent savoir qui a cuisiné. Chez nous, on parle de ″la magie des mains″. »
Cette magie, pour sûr, a fait le succès de l’adresse, qui attire désormais touristes et célébrités tunisiennes de passage à Marseille. Une trentaine de table, un travail non stop de 11 heures à 21h30 et, bientôt, une nouvelle entité en un lieu emblématique de la street food marseillaise, le boulevard d’Athènes, au pied de la gare Saint-Charles. Tiens, justement, c’est en face du Consulat général de Tunisie !
Solidarité et transmission
Attachés cœur et âme à leur pays, Ishak, Farid, Yassine, Imen et les autres suivent de près l’évolution de leur pays. « Comme beaucoup de Tunisiens… Notre famille a souvent été proche des partis d’opposition et certains ont connu la torture. Quand est survenue la révolution, nous étions tous au pays car notre grand-père venait de mourir. Les frontières ont été fermées et on a vécu les barricades dans les quartiers, mais c’est resté un moment inoubliable. Tout devenait possible, enfin on pouvait se défaire de la dictature, conquérir une véritable liberté d’expression. Nous étions très fiers que la Tunisie ait ouvert les portes du printemps arabe. Après, bien entendu, on ne change pas les mentalités et on ne construit pas une démocratie en dix ans. »
En Tunisie, à 90 ans, le père de Yassine vient tout juste d’arrêter la cuisine. À Marseille, le père de Farid et Ishak passe tous les jours surveiller tandis que leur mère continue de corriger leurs recettes. La crise due au Covid, qui a contraint Chez Yassine à fermer un temps ses portes, semble passée. Solidarité et transmission restent les maîtres mots d’une famille bien déterminée à partager ses valeurs dans une ville qui a su les accueillir, juste à côté d’une des plus célèbres adresses de la ville, la pizzeria Chez Sauveur.
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