Solde de tout compte

Le Guide de la Jamahiriya a fini par céder : il versera aux familles des victimes de l’attentat contre le DC-10 d’UTA, en 1989, presque autant que pour les morts de Lockerbie.

Publié le 8 septembre 2003 Lecture : 9 minutes.

Il a fallu une conversation téléphonique entre Mouammar Kadhafi et Jacques Chirac, dimanche 31 août, pour mettre un terme au différend franco-libyen sur l’indemnisation des 170 victimes de l’attentat contre un DC-10 d’UTA, le 19 septembre 1989. Et ce sont le Collectif des familles en colère et la fondation caritative que préside Seif el-Islam, le propre fils du leader libyen, qui ont été chargés d’en négocier les modalités.
Guillaume Denoix de Saint-Marc, le porte-parole dudit collectif, qui se bat depuis quatorze ans pour obtenir justice, explique qu’il continue de rechercher les ayants droit de 62 victimes. En revanche, 731 ayants droit représentant 108 victimes avaient été identifiés à la date du 3 septembre. « Ayant moi-même perdu mon père dans l’attentat, je partage totalement la souffrance des familles, confie le porte-parole. Aujourd’hui, j’ai été profondément ému de parler au téléphone au fils et à la mère de Latifa Sougni, une Marocaine de Casablanca qui a trouvé la mort dans l’attentat. Depuis la relance de l’affaire, au mois de juillet dernier, nous avons accueilli onze nouvelles familles. » Bien sûr, les négociations avec Seif el-Islam, par téléphone et télécopie, se sont accélérées après le dernier discours de Kadhafi, le 1er septembre (voir ci-après). « Tous les points de l’accord sont arrêtés. Nous attendons un dernier signe de Tripoli et nous sommes prêts pour la signature, à Tripoli ou à Paris. La balle est donc dans le camp libyen », nous a déclaré Denoix de Saint-Marc le 4 septembre.
« Nous avons négocié sans haine et sans agressivité, poursuit le porte-parole. C’est de cette manière que nous sommes parvenus à trouver un compromis qui permettra à nos familles d’achever leur travail de deuil. Le colonel Kadhafi a, quant à lui, fait preuve de sagesse en appuyant officiellement les pourparlers qui ont commencé dès février 2002, bien avant l’accord officiel entre les Libyens, les Américains et les Britanniques sur l’affaire de Lockerbie [13 août 2003] », poursuit le porte-parole.
En mars 1999, la cour d’assises de Paris avait condamné par contumace six suspects libyens – dont le propre beau-frère de Kadhafi – et accordé une compensation financière aux seules parties civiles ayant déposé plainte. Le montant des dommages avait été fixé à 211 millions de FF (environ 30 millions de dollars), dont 73 millions pour les parties civiles et le reste pour (notamment) la Caisse de retraite du personnel navigant et les frais de justice. Trois cent treize ayants droit (sur environ un millier) ont donc reçu, selon leur degré de parenté avec la victime, entre 20 000 FF et 200 000 FF (3 000 et 30 000 euros).
« Le procès pénal est alors passé aux oubliettes », regrette Denoix de Saint-Marc. D’où la colère des familles, qui, pour se faire entendre, ont été contraintes de multiplier les manifestations. Le gouvernement libyen, qui refuse d’extrader ses ressortissants, doit assumer ses responsabilités et payer « pour compenser la partie pénale non exécutée et non exécutable ». Le collectif était fermement résolu à perturber par tous les moyens la reprise des relations économiques et politiques franco-libyennes.
L’accord de Lockerbie a été ressenti comme une injustice. Comment les seize pays concernés par l’affaire UTA (voir encadré) auraient-ils pu admettre que les familles américaines reçoivent 10 millions de dollars chacune et celles des victimes du DC-10 moins que 35 000 dollars ? Le collectif a donc engagé des discussions informelles avec Seif el-Islam en vue d’obtenir une « indemnisation honorable »(*). En juillet et en août, ses représentants se sont rendus à quatre reprises à Tripoli. Leur quatrième voyage (30-31 août) a été décisif, grâce à l’intervention de Jacques Chirac, qui a menacé explicitement de bloquer la levée définitive des sanctions onusiennes. Le lendemain de leur départ, le discours de Kadhafi a fait le reste…
En échange, le collectif a dû renoncer à toute nouvelle action judiciaire contre la Libye et accepter le versement à toutes les familles d’une somme identique, pour solde de tout compte. Cette somme, dont le montant officiel n’était pas connu au moment où nous mettons sous presse, sera versée par la Fondation Kadhafi à une fondation française qui sera créée prochainement. La part de chaque ayant droit au sein d’une même famille dépendra de son degré de parenté avec la victime. Aucune déduction ne sera faite de la somme versée par la Libye, contrairement à ce que prévoit l’accord conclu dans l’affaire de Lockerbie. Les taxes fédérales américaines et les frais d’avocats accapareront, en effet, près de 50 % de la somme annoncée de 10 millions de dollars…

* L’indemnisation de Lockerbie se décompose en trois tranches : 4 millions de dollars seront débloqués après la levée des sanctions onusiennes liées à l’attentat de Lockerbie, 4 millions après la levée des sanctions purement américaines (imposées entre 1981 et 1986 par le président Reagan) et 2 millions après le retrait de la Libye de la liste des États voyous (Rogue States) établie par le président Bill Clinton en 1993. Le premier versement est automatique (dès le vote par le Conseil de sécurité de l’ONU). Mais les deuxième et troisième sont hypothétiques. Le gouvernement américain n’a pris aucun engagement concernant le rétablissement des relations de son pays avec la Libye. Un traitement « équitable » donnerait donc, dans la seule affaire Lockerbie comme dans celle d’UTA, une indemnisation nette et immédiate de 2 millions de dollars par victime (chiffres non officiels).

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Kadhafi : « La guerre est finie »

Dans un discours-fleuve prononcé, comme chaque année, à la veille de l’anniversaire de son accession au pouvoir (le 1er septembre 1969), Mouammar Kadhafi a longuement évoqué les
affaires de Lockerbie et d’UTA. Non à la télévision libyenne ou à celle de Dubaï, comme l’a soutenu la presse européenne et américaine, mais lors d’un meeting rassemblant
plusieurs milliers de personnes, à Tripoli. Il ne s’agissait donc pas une intervention improvisée après un appel téléphonique du président français Jacques Chirac, dans l’après-midi du dimanche 31 août.
Pendant plus d’une heure, le colonel a évoqué, comme à l’accoutumée, le « pouvoir du peuple » et la démocratie, le colonialisme et l’impérialisme d’antan, la fin de l’ère révolutionnaire, la lâcheté des Arabes (qui l’ont trahi, lui et la cause palestinienne) et le courage des Africains (qui l’ont soutenu en contribuant à la levée de l’embargo onusien). Réfutant les accusations américaines, il a estimé que le soutien passé de la Libye à divers mouvements révolutionnaires à travers le monde ne relevait pas du terrorisme, mais de la lutte pour l’indépendance. « La guerre est finie, le temps de la paix est revenu », a-t-il déclaré. Bref, à l’en croire, une « nouvelle page » des relations entre son pays et l’Occident est en train de s’ouvrir. Extraits.

Lockerbie La faute à « Reagan-le- Fou » « Venons-en maintenant à Lockerbie et à UTA. Comment l’affaire de Lockerbie a-t-elle commencé ? Pas avec Bush père ni avec Bush fils ni même avec Clinton, Carter ou Ford. Cette affaire a commencé dès la victoire de la Révolution, en 1969, puis l’évacuation des bases anglo-américaines et la nationalisation des compagnies pétrolières étrangères. Depuis, les incursions militaires américaines dans le golfe de Syrte n’ont pas cessé.
En 1981, deux avions libyens ont ainsi été abattus. Le responsable, c’était le président Reagan, qui est aujourd’hui devenu fou. Atteint de la maladie d’Alzheimer, il ne se rappelle plus de rien et marche, Dieu merci, à quatre pattes sous les tables. À l’époque, il nous avait accusés sans preuve d’avoir commis un attentat contre une discothèque,
à Berlin, en 1986. Puis ses avions ont bombardé nos villes, tuant des dizaines d’enfants. En 1988, ils ont encore abattu deux de nos appareils.
À la fin de la même année, un avion de la PanAm a explosé par hasard au-dessus de Lockerbie [en Écosse]. Les Américains nous ont accusés sans preuve. Ils ont dit que seuls des Libyens avaient pu faire ça, que c’était une vengeance, et ils ont obtenu du Conseil de sécurité de l’ONU qu’il prenne des sanctions contre nous [1992-1993]. À la demande de [Nelson] Mandela et du prince Bandar d’Arabie saoudite, nous avons finalement accepté de livrer deux suspects, lors du procès de Lockerbie. Il faudrait être fou pour continuer à s’opposer à une aussi grande puissance qui était elle-même devenue folle à l’époque de
Reagan. C’est ainsi que nous avons ouvert la porte à la négociation en vue de verser des compensations financières aux victimes et d’obtenir la levée des sanctions onusiennes et
américaines. Mais la Libye a toujours été innocente. »

UTA Chirac m’a dit : « Aidez-moi ! » « Quand les Français ont appris que nous avions versé 10 millions de dollars pour chaque victime de Lockerbie, ils se sont plaints. À leur tour, ils nous ont accusés d’avoir perpétré l’attentat contre l’avion d’UTA, en 1989. Le président Chirac m’a dit : comment se fait-il que les Américains reçoivent 10 millions de dollars et nous seulement 30 000 dollars ? Quelle différence y a-t-il entre eux et nous ? Sont-ils des êtres humains et nous non ? Pourtant, il m’avait assuré [en
1999] qu’il ne se comporterait pas comme les Américains, qu’il ne demanderait ni l’extradition des suspects libyens ni l’adoption de sanctions par le Conseil de sécurité, qu’il souhaitait un accord à l’amiable. Nous sommes innocents, mais nous avons néanmoins accepté de verser les compensations financières décidées par le tribunal français. Le président Chirac m’a alors écrit pour me confirmer que l’affaire était close. Mais l’accord sur Lockerbie le place aujourd’hui dans une situation embarrassante, à cause de l’action des familles des victimes.
La France est donc entrée en guerre contre nous, menaçant d’opposer son veto à la levée des sanctions onusiennes. Or les 10 millions de dollars ne sont pas uniquement versés en
échange de la levée des sanctions onusiennes consécutives à l’attentat de Lockerbie, mais aussi à celle des sanctions décrétées plusieurs années auparavant par les États-Unis. La France n’a pas le droit de revenir sur l’affaire d’UTA, mais elle est dans l’embarras.
Chirac m’a téléphoné pour tenter de trouver une solution. Il m’a rappelé qu’en 1986, à l’époque où il était Premier ministre, il avait interdit aux avions américains, en dépit du feu vert donné par le président Mitterrand, de survoler le territoire français pour aller bombarder ma maison. Ça, c’est une position qui l’honore. Il m’a dit qu’il savait que l’affaire était terminée, mais m’a demandé de l’aider à trouver une porte de sortie parce que, dans le cas contraire, il n’aurait pas d’autre choix que de faire usage de son droit de veto. Et que ce serait une fort mauvaise chose pour les relations économiques
entre nos deux pays, entre la France et les Arabes, entre la France et l’Afrique et même entre l’Europe et l’Afrique. Je lui ai dit que si nous rouvrions le dossier des compensations, il faudrait également rouvrir celui des victimes de la colonisation française en Algérie, en Tunisie ou à Madagascar. Il m’a répondu que, dans ces conditions, il n’avait pas d’autre solution que le veto Je lui ai dit qu’il aurait tort de faire cela et que l’affaire d’UTA était politiquement et judiciairement terminée.
Peu après, le président tunisien Zine el-Abidine Ben Ali m’a téléphoné. Il m’a dit que le président Chirac l’avait appelé et qu’il lui avait dit : Kadhafi, c’est votre frère, votre voisin. Vous vous aimez et il n’a rien à vous refuser. Aidez-nous à trouver une solution. Qui peut le plus peut le moins, a ajouté Ben Ali. Puisque vous avez versé plus de 2 milliards de dollars aux Américains, donnez aux Français ce qu’ils demandent.
Ensuite, ça été au tour de Blaise Compaoré, le président burkinabè, de me rendre visite.
Sachant qu’il est mon frère et mon ami, le président Chirac lui avait téléphoné pour lui
demander de l’aider à éviter le pire Puis le général syrien [Moustapha] Tlass m’a appelé
pour m’informer que ses fils avaient été reçus par Chirac et que celui-ci souhaitait trouver une solution pacifique. Enfin, Rafic Hariri, le Premier ministre libanais, a débarqué hier à Tripoli, venant de Paris. Lui aussi m’a suggéré de tout faire pour trouver un compromis…
Après toutes ces interventions, le président Chirac m’a retéléphoné [dans l’après-midi du dimanche 31 août]. Il m’a dit : Mon ami, nous vous proposons une solution. La Fondation Kadhafi, que préside Seif el-Islam, votre fils, et les représentants des familles des victimes peuvent s’entendre sur une solution. Cela nous permettrait de ne pas aller jusqu’au veto, d’en finir avec tous ces problèmes et d’ouvrir une nouvelle page des relations entre nos deux pays et entre l’Union européenne et l’Union africaine. Il a terminé en me chargeant de transmettre au peuple libyen ses félicitations à l’occasion du 34e anniversaire de la Révolution et en m’annonçant qu’il allait rendre public notre accord sur le règlement de l’affaire UTA. »

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