Scénario cauchemar

L’attentat de Nadjaf qui a coûté la vie à l’un des principaux dignitaires chiites pourrait signer le début de la guerre civile.

Publié le 8 septembre 2003 Lecture : 6 minutes.

Depuis sa « libération » par les forces de la coalition américano-britannique, l’Irak s’enfonce tous les jours un peu plus dans le chaos. Après les attaques à la grenade, puis aux obus de mortier contre les convois américains, les attentats ont fait leur apparition et se multiplient, avec leur cortège de victimes – toutes civiles – irakiennes ou étrangères. Dans cette escalade vers le pire, l’attentat à la voiture piégée qui a coûté la vie à Mohamed Baqer el-Hakim, à Nadjaf, le 29 août, marque sans conteste un point de non-retour. Et par le nombre de victimes – 83 morts et plusieurs centaines de blessés – et par la cible visée – l’un des principaux dignitaires chiites, qui plus est, suprême sacrilège, à la sortie de la prière du vendredi, sur l’esplanade du mausolée d’Ali, saint des saints de la communauté.
Après l’ONU, c’est donc au tour des chiites irakiens (65 % de la population), qui ont déjà payé un lourd tribut à la dictature de Saddam Hussein, d’être frappés au coeur. Piètre consolation : les « martyrs » iront rejoindre la nécropole sainte de Nadjaf, le « plus vaste cimetière du monde », dont la tradition prétend que quiconque y est enterré échappe aux « tourments de l’au-delà ».
Le jour du drame, Mohamed Baqer el-Hakim officiait à la mosquée de l’imam Ali devant une foule compacte de fidèles. Depuis la chute de Saddam, les prières du vendredi dans la ville sainte de Nadjaf donnent lieu à des rassemblements de centaines de milliers de chiites, enfin libres d’exprimer leur ferveur religieuse. Au cours de son sermon (khotba), l’ayatollah a fermement condamné les attaques contre les Américains et appelé ses coreligionnaires à la patience. Selon la coutume, Baqer el-Hakim a ensuite quitté la mosquée pour rencontrer ceux qui souhaitaient s’entretenir avec lui. Il était en train de serrer des mains et s’apprêtait à monter dans son 4×4 lorsqu’il fut littéralement pulvérisé par l’explosion d’un véhicule garé à côté du sien. La déflagration provoqua l’explosion en chaîne de quatre autres voitures au milieu de la foule.
Cinq jours plus tôt, à Nadjaf, un membre de sa famille, Mohamed Saïd el-Hakim, avait été victime d’une attaque à la bombe. Trois gardes du corps avaient été tués sur le coup, lui s’en était tiré avec quelques blessures. Mais Baqer el-Hakim n’a pas eu cette chance… Trois jours après l’assaut meurtrier, son corps n’avait toujours pas été identifié parmi les monceaux de chairs qui jonchaient l’esplanade de la très sainte mosquée.
Baqer el-Hakim, 64 ans, est l’un des nombreux Irakiens exilés fraîchement rentrés au pays. Coiffé du turban noir des Sayyed, les descendants du Prophète, l’ayatollah a vraisemblablement payé de sa vie son opposition au régime de Saddam et… sa tolérance envers les Américains. Pas moins de vingt-neuf membres de sa famille, arrêtés au début des années 1980, ont été assassinés, dont huit de ses frères. Dix-huit autres ont disparu.
Rescapé par miracle, Baqer el-Hakim se réfugia en Iran, d’où il poursuivit son combat à la tête du Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak (CSRII). Personnage puissant et respecté, proche en son temps de l’ayatollah Khomeiny, il n’a jamais caché son ambition : revenir dans son pays natal pour y établir une théocratie sur le modèle iranien.
De retour en Irak en mai 2003 après vingt-trois années d’exil, il fait le choix controversé d’un compromis avec la puissance occupante américaine et accepte que le CSRII – sous la direction de son plus jeune frère, Abdelaziz el-Hakim – participe au Conseil de gouvernement intérimaire formé sous la houlette américano-britannique. Dès lors, dans le paysage chiite d’après-guerre, il s’impose comme l’un des marjaas (très haut dignitaire) les plus modérés, prônant notamment la réconciliation entre sunnites et chiites.
L’ayatollah n’avait pourtant pas que des amis… En fait, il comptait des ennemis parmi à peu près tous les acteurs de la scène irakienne. À Nadjaf, nombreux étaient ceux qui lui reprochaient d’avoir soutenu Téhéran durant la guerre Iran-Irak (1980-1988). À cette époque, sa milice armée, les Brigades Badr, n’aurait pas hésité à torturer des prisonniers chiites irakiens.
Aux yeux de Washington, cet admirateur de Khomeiny était trop « iranien » pour être acceptable sur la scène politique du « nouvel Irak ». D’où quelques tensions entre les États-Unis et le CSRII : le porte-parole de ce dernier, Nouri el-Safi, a d’ailleurs indiqué que les bureaux de l’organisation, pourtant membre du Conseil de gouvernement, ont fait l’objet d’au moins cinq perquisitions américaines « musclées », pour investigation, entre le 14 et le 28 juillet.
L’Iran, parrain du CSRII (notamment sur le plan financier), a décrété trois jours de deuil en mémoire de l’ayatollah assassiné. Mais les récents propos de Hakim évoquant la primauté historique, spirituelle et religieuse de Nadjaf sur sa soeur iranienne, la ville de Qom, avaient agacé plus d’un mollah en Iran.
Surtout, Hakim était devenu trop « américain » au goût, notamment, du fougueux Moqtada el-Sadr, autre leader populaire de la communauté chiite d’Irak. Ce dernier, jeune clerc radical, fils de Mohamed el-Sadiq el-Sadr, grand marjaa assassiné en 1999 sur ordre de Saddam, ne cesse de fustiger ceux qui participent au Conseil, particulièrement ceux « qui ont passé leur vie hors d’Irak » et reviennent faire le jeu de l’occupant américain en devenant leurs « marionnettes ». Moqtada el-Sadr est par ailleurs suspecté d’être à l’origine de l’assassinat du cheikh Abdelmajid el-Khoï, retrouvé poignardé à Nadjaf, le 10 avril dernier.
Tous ces différends n’auguraient rien de bon pour l’ayatollah Hakim. Mais si les divisions au sein de la communauté chiite sont réelles et profondes, si Moqtada el-Sadr a tout du dangereux fanatique, il paraît inconcevable que cet attentat sacrilège puisse être l’oeuvre d’un groupe chiite, aussi radical fût-il.
Alors, qui a tué Baqer el-Hakim ? Ses coreligionnaires pointent du doigt les baasistes, thèse confortée par le mode opératoire de l’attentat – la charge explosive a été actionnée à distance. Le démenti de l’ex-raïs (s’il s’agit bien de lui), diffusé le 1er septembre par plusieurs chaînes satellitaires arabes et authentifié par la CIA, n’y change rien. Lors des funérailles de Hakim, le 2 septembre à Nadjaf, des centaines de milliers de chiites ont multiplié les slogans vengeurs à l’adresse de Saddam et des baasistes.
Autre piste possible, des groupes sunnites radicaux non liés au raïs déchu. Le 27 juillet, une de ces organisations, le « Djihad salafiste », transmettait un message enregistré, via la chaîne Al-Arabiya, menaçant les Américains de « faire trembler le sol sous leurs pieds ». Pour ces islamistes radicaux, proches de l’idéologie wahhabite d’el-Qaïda, les musulmans doivent combattre toute occupation étrangère, ainsi que ceux qui y collaborent, quels qu’ils soient. Depuis la chute du dictateur, les sunnites radicaux ont pignon sur rue et multiplient les prêches violents dans les mosquées du centre de l’Irak, notamment à Baqouba, Ramadi, Fallouja, Hilla, Tikrit, Bagdad…
En revanche, même si les autorités américaines ont annoncé l’arrestation de plusieurs suspects non-irakiens « arabes », rien ne permet encore de voir derrière cet attentat la main d’Oussama Ben Laden.
Compte tenu de la composition ethnique complexe de l’Irak, la boucherie de Nadjaf laisse présager le pire. Non seulement la mort de Hakim crée un dangereux vide politique chez les chiites, mais elle risque aussi d’exacerber les dissensions au sein d’une communauté qui peine à trouver son unité ou, pis, de déclencher une guerre fratricide entre chiites et sunnites.
« Rien n’arrêtera les ennemis du nouvel Irak », a déclaré le proconsul américain Paul Bremer après l’attentat. Face à cet « ennemi » ou face à un conflit intercommunautaire ou interchiite, les forces américaines sont très insuffisantes, en nombre comme en compétence. Washington l’a visiblement – enfin – compris, qui a présenté, le 4 septembre, au Conseil de sécurité des Nations unies, un projet de résolution préconisant un calendrier pour la création d’une force multinationale placée sous commandement américain.
Le temps presse, car à la tension entre sunnites et chiites sont venues s’ajouter les rivalités entre Kurdes et Turkmènes. Des affrontements entre les deux communautés autour de la ville pétrolière de Kirkouk, au nord du pays, ont fait au moins onze morts, le 24 août. Ajoutant un ingrédient supplémentaire au scénario cauchemar d’une guerre civile.

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