Algérie – Maïssa Bey : « On ne se taira plus. À tout moment, le Hirak peut revenir »

L’autrice algérienne était en Tunisie pour le Congrès des écrivains francophones. L’occasion rêvée d’évoquer la langue française, l’écriture mais aussi la politique et le combat des femmes.

Maissa Bey lors du Congrès des écrivains francophones en Tunisie © Ons Abid pour JA

Maissa Bey lors du Congrès des écrivains francophones en Tunisie © Ons Abid pour JA

Publié le 6 novembre 2021 Lecture : 8 minutes.

Maïssa Bey signe ses romans du nom de l’une de ses grand-mères maternelles, mais cette femme discrète de 80 ans a aussi reçu de son père une passion pour la langue française. Un legs que son imagination, ses talents de conteuse et son écriture flamboyante font fructifier pour composer des personnages féminins tout en retenue. Ses héroïnes portent des questions universelles et font souvent des choix pragmatiques. Ce sont des Algériennes de leur temps, avec leurs rêves et leurs contraintes.

Marquée par la mort violente de son père durant la guerre d’Algérie, l’ancienne enseignante, native de Ksar el Boukhari mais installée à Sidi Bel Abbès, avait fait le choix d’une vie tranquille jusqu’à ce que la décennie noire éveille en elle différentes réflexions et lui fasse retrouver le goût et la nécessité d’écrire. Terriblement humains, ses personnages témoignent des soubresauts, des échecs, des espoirs et des enthousiasmes qui tissent l’histoire d’une nation. Intervenant au Congrès des écrivains francophones, qui s’est tenu à Tunis fin septembre, elle livre ici sa perception de la cause des femmes, des revendications des jeunes et revient sur le mouvement du Hirak.

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Jeune Afrique : Alors que vous participez aujourd’hui au Congrès des écrivains francophones, considérez-vous que le français est toujours un « butin de guerre » ?

Maïssa Bey : Il faut se méfier des formules lancées par des écrivains ; celle-ci a été énoncée dans des circonstances particulières. Kateb Yacine réagissait à une question sur son rapport à l’écriture en langue française mais on sait aussi qu’il s’est consacré à l’écriture en arabe dialectal. On considère que le français nous est dû, de par notre histoire, celle de notre pays et de ce qu’on a tenté d’éliminer avec la guerre de libération. Ce conflit, qui a délivré le pays, a permis aux hommes et aux femmes de retrouver leur dignité mais cela ne signifie pas qu’il faille remiser tout ce qui s’est passé pendant la colonisation, notamment l’apprentissage du français. Dire que la langue est un « butin de guerre » est une simple formule mais celle-ci montre que la langue fait partie d’une histoire qui a été parfaitement intégrée. Nous n’avons ni à la rejeter ni à l’exclure de notre vision du monde.

À force de mots et d’imagination, on peut maîtriser une colère et modifier notre rapport aux événements

« Ce sont la guerre d’Algérie et la prise de conscience de la brutalité de la colonisation qui ont déterminé ce que je suis aujourd’hui, et essentiellement mon rapport au monde, à la violence de ce monde », avez-vous déclaré. Est-ce que la violence continue à alimenter votre œuvre ?

Oui, elle détermine mes colères et mes prises de position, et je n’ai pas d’autre moyen que d’écrire pour les exprimer. Il ne s’agit pas de violence de manière abstraite, mais de violence parfois minime qui crée en moi cette révolte et un sentiment d’impuissance. Je ne me suis pas engagée en politique ni dans la vie publique, je n’ai pas cette force, ou cette envie de m’exposer, mais depuis toute petite, quand je me sentais contrariée, j’écrivais des histoires. Personne ne les lisait, je changeais la fin pour qu’elle soit belle, idyllique et cela m’apaisait.

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En même temps je prenais conscience, avec un certain étonnement, que l’écriture avait un pouvoir formidable. À force de mots et d’imagination, on peut maîtriser une colère et modifier notre rapport aux événements.

Vous évoquez souvent le silence des femmes, vous êtes sortie du vôtre avec la décennie noire. A-t-elle été un déclencheur ?

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Absolument. Deux temps se sont superposés : celui de la décennie noire et celui, plus personnel, du cap de la quarantaine. À ce stade, on n’en est plus à se soumettre aux diktats sociaux. On met à distance le fait d’être mère, épouse et enseignante, comme c’était mon cas, pendant qu’une question s’impose : « et moi, dans tout ça ? ». On s’affranchit d’un certain rapport aux autres pour renouer avec soi. Il n’est plus temps d’avoir des regrets mais de réaliser ce qui nous passionne.

Cela a été mon cas avec les livres. J’avais vécu avec les livres, pour les livres, dans les livres. Il me semblait naturel de creuser pour aller plus loin. En écrivant ce qui est devenu mon premier roman, j’ai replongé dans mes dix-huit ans ; j’ai retrouvé, avec joie et jubilation, l’écriture avec le souci des mots et du sens.

Pour beaucoup encore, la femme est prédestinée à être exploitée, violentée, réduite à un objet de désir et de haine

Qu’est-ce qu’être femme en Algérie aujourd’hui ?

Souvent on assimile le mot « femme » au mot « victime ». Pour beaucoup encore, la femme est une victime née, prédestinée à être exploitée, violentée, réduite à un objet de désir et de haine. Mais les choses sont en train de changer ; doucement mais sûrement. En dehors de l’espace public, encore hostile car essentiellement masculin, les femmes prennent en charge leur propre vie.

À Sidi Bel Abbès, à la fin des années 1970, les femmes ne travaillaient qu’en tant qu’infirmière, enseignante ou femme de ménage. Au moment de l’implantation de l’usine Sonelec, on leur a proposé des postes d’ouvrières. La violence, entre autres physique, de ceux qui n’ont pas accepté cette intrusion dans un domaine réservé aux hommes, a été inouïe. Il a fallu qu’elles s’imposent, subissent des avanies et résistent. Maintenant, le problème du travail des femmes ne se pose plus. Plus personne ne s’étonne de les voir dans différentes catégories socioprofessionnelles, et même dans la sphère politique.

La place de la femme aurait-elle pu être différente en Algérie ?

Elle aurait dû et elle aurait pu, mais la responsabilité en incombe à d’autres femmes. Celles qui ont combattu pour l’indépendance n’étaient pas préparées psychologiquement à être une véritable force, si bien qu’après l’indépendance la plupart se sont esquivées. Personne ne les y a obligées, c’était leur choix.

Hizya, le personnage de votre dernier roman, est une jeune femme qui rêve de « se fabriquer un destin sur mesure dans un monde étriqué et sombre ». C’est ainsi que vous imaginez le combat des femmes ?

Je ne l’imagine pas, il est ainsi. Avec tous les canaux d’information d’aujourd’hui, et les chaînes qui diffusent des feuilletons turcs ou égyptiens, les femmes se fabriquent d’autres façons de vivre. L’histoire, inspirée d’une chanson que chantait ma mère, s’est construite entre les rêves avortés, le monde intérieur et la vie sans réelle ambition d’une jeune fille algérienne. Même la fin est volontairement banale, conforme à la réalité.

L’émancipation est-elle une question de mentalité ? La liberté des femmes finit-elle là où commence celle des hommes, donc dans l’espace public ?

L’émancipation ne vient pas du monde occidental, elle relève de l’humain et de l’ouverture au monde. Les femmes ont fait irruption dans l’espace public, et de manière irréversible ; mais l’hostilité de certaines femmes à leur égard me semble choquante. Une position paradoxale d’autant que celles qui critiquent l’émancipation ont le pouvoir d’éduquer des enfants et risquent de transmettre des principes rétrogrades.

Pour la première fois, des femmes ont marché en sécurité à côté d’hommes qu’elles ne connaissaient pas

Les jeunes Algériennes d’aujourd’hui vous paraissent-elles différentes de leurs aînées ?

Sans aucun doute, mais avec une nuance importante : les aînées, les premières féministes, ont défriché la route, ont pris les coups et se sont battues. Elles sont à l’origine du capital d’acquis existant aujourd’hui. Les jeunes, pour la plupart, ne sont plus dans la revendication et la révolte ; elles avancent lentement comme si elles se contentaient de ce qu’elles ont alors que les choses à régler sont encore nombreuses.

Ont-elles été sensibles au mouvement du Hirak ?

Le moment a été extraordinaire et étonnant. C’est la première fois que les femmes marchaient en sécurité côte à côte avec des hommes qu’elles ne connaissaient pas. Ils les ont même protégées quand d’autres ont voulu les agresser. Ce n’était pas que des militantes féministes, ou aguerries, et conscientes de leur situation, mais des femmes de tous les horizons. Cela signifiait que toutes vivaient la même chose, subissaient les mêmes humiliations que les hommes et étaient victimes des mêmes tentatives de musèlement des libertés.

Une nouvelle génération joyeuse et déterminée émerge

Elles ont été très actives, magnifiques. Quelque chose se passe et je n’ai pas envie d’envisager le contraire. Mais il y a toujours des tentatives d’étouffement, une sorte de lassitude qui s’installe et des contingences de survie immédiate, notamment économiques, qui prennent le dessus. Les contraintes sont telles que la plupart des femmes sont obligées de travailler pour subvenir à leurs besoins et ceux de leur famille mais elles continuent d’occuper le terrain des revendications.

Que reste-t-il aujourd’hui du Hirak ?

Beaucoup pensent qu’il n’en reste pas grand-chose aujourd’hui mais l’empreinte du Hirak est indélébile. On sait maintenant « qu’on est capables de » ; répression ou pas, on ne se taira plus et on peut agir dans la durée. Comme si on avait découvert une issue jusque là méconnue ; désormais on sait qu’il suffit de pousser la porte. Une nouvelle génération joyeuse et déterminée est en train d’émerger. Sous l’influence d’internet, elle met en lumière une capacité créatrice insoupçonnée. On a vu, à travers les slogans, toute l’inventivité de cette collectivité et sa mobilisation pacifique. À tout moment, le Hirak peut revenir.

Où en est l’islam politique en Algérie ?

La page n’a pas été tournée, sa représentativité au niveau des instances législatives est un fait mais en même temps l’extrémisme, qui menaçait de prendre le dessus, est mis de côté ou en grande partie évacué. L’islam politique semble avoir enrobé son discours en se disant que la victoire viendrait tôt ou tard. La menace et la violence ont disparu des discours mais la présence de l’islam dans cette société très conservatrice est forte.

On a sauté dans le vide mais l’élan vers la liberté a été brisé. Alors les jeunes Algériens partent

Les jeunes partent d’Algérie ou rêvent d’en partir. Cela traduit-il un échec du politique ?

C’est un échec à la mesure des espoirs qu’avait fait naître le Hirak, une déception liée au fait que rien n’a changé. Au contraire, la vie devient de plus en plus difficile et les promesses faites à ces jeunes sont restées lettre morte. C’est l’aveu de la disparition de l’espoir formidable né avec le Hirak. On se faisait une idée du changement, qui n’advient pas et qui ne risque pas d’advenir avec l’équipe actuelle. On est dans cette déception, on a sauté dans le vide mais l’élan vers la liberté a été brisé. Alors les jeunes partent.

L’essentiel en Algérie, c’est d’abord la survie, notamment physique, en raison des problèmes économiques et de l’autisme des autorités face à la parole des jeunes et des citoyens. Le pouvoir fait fonctionner les choses comme il voudrait les faire fonctionner sans tenir compte ni des propositions, ni des aspirations, ni des réalités alors que certaines réalisations sont simples à mettre en place et que nul n’est consulté pour celles qui sont mises en œuvre.

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