Le grand marchandage

Étape vers une mondialisation plus civilisée et mieux partagée, le sommet de Cancún devrait donner lieu à une gigantesque foire d’empoigne.

Publié le 8 septembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Les ministres du Commerce des 146 pays membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) se retrouveront à Cancún (Mexique), du 10 au 14 septembre, afin de poursuivre le démantèlement des systèmes qui paralysent le développement des échanges internationaux. Il y a gros à parier que ce gigantesque marchandage en présence de 980 organisations non gouvernementales (ONG) débouchera sur des compromis qui ne conforteront ni les craintes des altermondialistes redoutant un pillage du Tiers Monde, ni les espoirs des libéraux à tout crin qui en attendent un enrichissement automatique de tous les pays. Car il faut se souvenir que ce que l’on appelle « le cycle de Doha » ne devrait être conclu – et à l’unanimité – que le 1er janvier 2005, c’est-à-dire que les discussions se poursuivront âprement, bien après la réunion au Mexique.
Cancún ne sera donc pas une arrivée, mais une étape sur la route tracée à Doha, en novembre 2001. Qu’a-t-il été décidé dans la capitale du Qatar ? Une mondialisation plus civilisée et mieux partagée. D’une part, les pays membres de l’OMC, qui représentent 96 % de la population de la planète, demeurent convaincus que le protectionnisme est une calamité et qu’il doit être combattu par des négociations multilatérales. En effet, ils souscrivent aux études de la Banque mondiale qui a chiffré, d’ici à 2015, les bienfaits de la suppression des entraves à la libre circulation des biens et services à 350 milliards de dollars de revenus supplémentaires pour les pays en développement et à 170 milliards pour les pays industrialisés. Cent quarante-quatre millions de personnes sortiraient de l’état d’extrême pauvreté dans lequel elles vivent aujourd’hui.
Mais les 146 gouvernements ne sont pas moins persuadés que si cette mondialisation a multiplié par trente, en un demi-siècle, le commerce international, elle désavantage aussi les plus pauvres.
La CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) a calculé que le revenu moyen par habitant des vingt pays les plus riches représentait seize fois celui des pays les moins avancés en 1960 et que ce rapport était passé à trente-cinq en 1999. Autrement dit, loin de profiter du flux croissant de richesses, les pays les plus pauvres s’appauvrissent encore. L’OMC a donc décidé à Doha, pour la première fois dans l’histoire du commerce mondial, de placer le développement des plus défavorisés au centre des négociations.
Ce qui voulait dire s’occuper en priorité de l’agriculture, dont vivent 70 % de la population des pays en voie de développement. Les aberrations du dossier agricole sont archiconnues : on peut rappeler que les États-Unis et l’Union européenne déboursent, chaque année, 350 milliards de dollars pour aider leur agriculture, soit sept fois le montant de l’aide consacrée aux pays en développement, et que ces subventions ruinent les productions de ces pays. Le coton malien est devenu non rentable par rapport au coton américain ; le lait des vaches jamaïcaines ne soutient plus la comparaison avec celui des vaches européennes ; l’orange albanaise bat en retraite devant les agrumes grecs et italiens subventionnés à hauteur de 20 % par Bruxelles.
La majorité des pays ont demandé aux Américains et aux Européens, qui s’accusaient mutuellement de subventions excessives, de se mettre d’accord pour réduire de concert leurs protections abusives de l’agriculture, faute de quoi il n’y aurait pas de discussion sur les activités qui intéressent le plus les pays développés : les produits industriels, les services et les investissements.
Mais les pays pauvres avaient une autre priorité : l’accès à des médicaments moins chers et plus adaptés à leurs maladies. Car, d’un côté, les maladies infectieuses tuent 17 millions de personnes par an, dont 97 % dans les pays en développement et, de l’autre, les maladies des pays pauvres ne mobilisent que 5 % des dépenses de recherche-développement de l’industrie pharmaceutique. La conférence de Doha avait arrêté le principe d’une autorisation donnée aux pays pauvres de copier les molécules des médicaments indispensables, mais les États-Unis ont fait marche arrière sous la pression de leur industrie, qui craint une chute de ses recettes sous l’effet de la concurrence de pays pauvres avantagés par cette mise à disposition gratuite des brevets. Là aussi, la communauté internationale a exercé une pression morale pour sortir de l’impasse.
Les négociateurs ont bien travaillé, puisque les préalables en matière agricole et en matière de santé semblent avoir été satisfaits. Le dossier agricole s’est débloqué en deux temps. En juin, l’Union européenne a décidé une réforme historique qui consistera à ne plus calculer les aides aux agriculteurs sur la base de leur production, mais sur celle de la superficie et à abaisser les prix d’intervention déclenchant un soutien des cours. Forte de cette petite révolution qui plafonne son budget agricole, l’Union a obtenu des Américains, au mois d’août, une élimination parallèle des aides à la production (États-Unis) et des aides à l’exportation (Europe), un effort particulier étant réservé pour les produits intéressant les pays en développement. Un seul chiffre est contenu dans cet accord transatlantique : le total des aides qu’un pays pourra apporter à ses agriculteurs sur son marché intérieur ne devra pas dépasser 5 % de la valeur totale de sa production agricole. Les pays les plus libéraux appartenant au « groupe de Cairns »(*) ont dénoncé la timidité de cet accord-cadre, mais la poursuite de la négociation est désormais possible.
Le dossier santé a évolué, lui aussi, de façon favorable. Après d’âpres discussions entre le Brésil, l’Inde, le Kenya et l’Afrique du Sud, d’un côté, et les États-Unis, de l’autre, un accord sur les médicaments génériques a été conclu le 30 août. Il n’est plus question de permettre aux pays pauvres d’accéder à tous les brevets dont ils ont besoin, mais uniquement de leur permettre d’importer des génériques lorsque leur situation sanitaire l’exige en matière de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose. L’accord prévoit des procédures pour éviter que les génériques destinés à ces pays ne reviennent sur les marchés des pays riches.
Les réactions à cet accord vont de la franche déception des ONG Oxfam et Médecins sans frontières, qui dénoncent les lenteurs prévisibles dans l’acheminement des médicaments causées par ces excès de précaution, à l’enthousiasme d’un Bernard Kouchner, ancien ministre français et socialiste de la Santé, qui parle d’une « énorme victoire ». Certes, pour la première fois, la santé a pris le pas sur le commerce et la propriété intellectuelle, mais comme le souligne le commissaire européen Pascal Lamy : « Restons modestes : nous avons réglé 10 % du problème de l’accès des pays les plus pauvres aux médicaments essentiels. »
La levée de ces deux hypothèques n’allège guère l’ordre du jour de Cancún. En effet, il reste à chiffrer précisément la décrue des aides et des droits de douane sur les produits agricoles, et il est vraisemblable que des mois de marchandages seront nécessaires pour y parvenir. L’Europe défendra quarante et un produits d’appellation de terroir, comme le jambon de Parme, interdit d’importation au Canada, où l’appellation a été réservée à des produits canadiens… Le Japon réclamera le maintien de ses droits de douane de 490 % sur le riz importé pour protéger sa production nationale. Les Etats-Unis et la Chine batailleront pour imposer leurs cultures OGM, qui effraient les Européens.
Mais l’agriculture ne représente que 547 milliards de dollars de transactions annuelles, contre 4 500 milliards dans le domaine des services, où l’Europe excelle. On discutera donc de l’ouverture des marchés de télécommunications, des services financiers, des assurances, du tourisme, des services environnementaux, comme l’eau. On essaiera de protéger les services publics, mais jusqu’où ? Les sujets industriels qui fâchent seront mis sur la table, tels que les barrières dressées par les États-Unis pour sauver du naufrage leurs producteurs d’acier. On abordera in fine le délicat problème de la libéralisation des investissements vis-à-vis desquels les pays en développement ont une attitude ambivalente, tiraillés qu’ils sont entre le désir de les attirer et la peur de voir les multinationales faire la loi chez eux.
L’OMC est un gigantesque forum où chaque État dispose d’un droit de veto, ce qui oblige au consensus et à un grouillement de négociations à côté desquelles les « marathons » européens sont d’aimables divertissements. Les alliances qui se nouent entre pays ne durent pas forcément, et les pires ennemis se retrouvent souvent dans le même camp. Ainsi l’Union européenne soutient-elle le riz japonais afin que le Japon défende son champagne. Le Mozambique plaide pour son sucre et le Mexique pour son maïs. Les agriculteurs allemands et français reçoivent le soutien des Indiens pour refuser un abaissement des droits de douane et des aides. L’Inde a peur du textile chinois, mais elle s’allie avec le Brésil, qui aimerait, lui, supprimer tous les droits de douane de la planète. L’Union européenne et les États-Unis se traînent en justice à propos de l’acier, des OGM et des aides à l’exportation, mais ces disputes ne concernent que 0,2 % de leurs échanges… et ils s’entendent à merveille dans le domaine des assurances ou des télécommunications.
L’ampleur des enjeux de cette gigantesque foire d’empoigne explique qu’il ne sera pas possible d’en dresser le bilan avant fin 2004. Et que les philippiques d’un militant altermondialiste comme le Français José Bové n’ont aucune chance d’être entendues, car elles ne sont pas à l’échelle de ce chantier planétaire où s’élaborent les règles du commerce mondial acceptables par 146 nations aux systèmes politiques sociaux, moraux, économiques et culturels extrêmement dissemblables.

* Afrique du Sud, Argentine, Australie, Bolivie, Brésil, Canada, Chili, Colombie, Costa Rica, Guatemala, Indonésie, Malaisie, Nouvelle- Zélande, Paraguay, Philippines, Thaïlande, Uruguay.

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