Dans la peau des Rwandais
Comment dire le génocide de 1994 ? Les journalistes Jean Hatzfeld et Gil Courtemanche ont respectivement choisi le recueil de témoignages et la fiction. Poussés par le même « devoir de mémoire ».
C’était il y a presque dix ans, au Rwanda : près d’un million de personnes étaient tuées en cent jours, d’avril à juin 1994. Dans la promiscuité des bananeraies, les voisins ont massacré leurs voisins à coups de machettes. Des barricades se sont dressées dans les rues de Kigali, gardées par des miliciens et des militaires armés de fusils et de gourdins. Des hommes ordinaires sont devenus des tueurs méthodiques, traquant sans relâche les « cancrelats » tutsis : « On devenait de plus en plus méchants, de plus en plus calmes, de plus en plus saignants. Mais on ne voyait pas qu’on devenait de plus en plus tueurs. Plus on coupait, plus ça devenait naïf de couper. » L’aveu vient de Fulgence, cultivateur, « fervent catholique », accusé de crimes de génocide et de crimes contre l’humanité. Détenu dans un pénitencier près de Nyamata, petite ville au sud de Kigali, Fulgence est l’un des neuf prisonniers rencontrés par le journaliste Jean Hatzfeld pour écrire son nouveau livre, Une saison de machettes(1).
Il y a trois ans déjà, Hatzfeld, grand reporter de guerre pour le quotidien français Libération, débutait son travail sur la mémoire du génocide rwandais en publiant un recueil de témoignages intitulé Dans le nu de la vie(2) : quatorze histoires de survivants qui confiaient leurs souvenirs de la tragédie. « Pendant ce travail avec les rescapés, je ne pensais jamais aux tueurs. Comme si en 1994 j’en avais vu beaucoup trop. »
C’était au début du mois de juillet. Comme la plupart des autres journalistes occidentaux, Hatzfeld arrivait pour la première fois au Rwanda pour couvrir l’exode des Hutus, des civils bien sûr, mais surtout des miliciens interahamwes et des ex-FAR (armée de feu le président Habyarimana) ayant beaucoup tué. Tous fuyaient vers le Congo voisin devant la progression des troupes du Front patriotique rwandais. « Ce n’est qu’à la fin de l’été, quand tout était terminé, que j’ai compris qu’il s’était déroulé, dans ce pays, quelque chose d’unique, poursuit Hatzfeld. Le mot « génocide » est devenu à la mode, et on l’emploie souvent aujourd’hui pour décrire toute tuerie violente. Or ce n’est pas une question de gravité ou d’ampleur, mais d’intention et de planification politique. »
La découverte du Rwanda a été un choc, le génocide qui s’y est déroulé est devenu une obsession : « Certains, confrontés à l’horreur, ont voulu s’en détourner à jamais. Moi, j’ai voulu y retourner et y retourner encore. » Pour libérer la parole et essayer de comprendre. « Les rescapés d’un génocide se taisent et se retirent dans leur monde, comme si le témoignage n’avait plus aucune importance. Les tueurs, c’est différent, car ils ont davantage intérêt à parler. Ils veulent se raccrocher à ce qu’ils étaient avant – c’est-à-dire de braves gens – et surtout à nous, pour se prouver qu’ils appartiennent toujours à la communauté humaine. » Et pour l’auteur, comme pour le lecteur, toujours la même question : comment et pourquoi des hommes sont devenus des bourreaux ? « C’est la monstruosité de l’extermination qui culpabilise les rescapés ou du moins les hante, tandis qu’elle déculpabilise et rassérène les tueurs, peut-être les protège de la folie », écrit Hatzfeld, lui-même hanté par cette volonté de comprendre, jusqu’à user de comparaisons par trop démonstratives avec la Shoah. Mais ce fils d’immigrés juifs, qui pourtant assure « ne pas vraiment se sentir appartenir à la communauté juive », soutient sans faiblir sa thèse : « Osons les comparaisons et reconnaissons les analogies entre l’extermination des juifs et le génocide rwandais : ce sont les mêmes notions d’intention finale, de planification et de non-exception. »
Le résultat est un livre qui se déroule, en chapitres alternés, sur deux plans : l’un plus théorique, décrivant les mécanismes propres à tout génocide, l’autre donnant la parole aux tueurs. Les témoignages sont classés par thèmes : « le passage à l’acte », « les pillages », « les souffrances », « les pardons »… La langue est naïve, imagée, affreusement pragmatique : « Tuer était moins échinant que cultiver », lâche l’un d’eux. Les effets de répétitions, de crescendos ou d’échos sont parfois à la limite du supportable, les tueurs n’endossant alors qu’une voix unique, désincarnée.
« Quand la vie s’est arrêtée, il n’y a plus de romanesque possible. La seule façon de raconter une histoire monstrueuse, c’est de faire parler les gens », soutient Hatzfeld, blessé dans sa propre chair par l’absurdité de la guerre – en juin 1992, à Sarajevo, il a reçu une rafale de kalachnikov. Pourtant, en sous-titre, il a imposé le terme récits. Et c’est bien de construction littéraire qu’il s’agit, menée au nom d’une impérieuse quête de vérité historique.
Dans l’autre ouvrage consacré au génocide rwandais, le journaliste québécois, Gil Courtemanche a choisi de relever le défi du romanesque en écrivant Un dimanche à la piscine de Kigali(3). Grand admirateur de Malraux et de son Espoir, Courtemanche définit son travail comme du « journalisme fictif ». Dès le préambule, il prévient le lecteur : « Ce roman est un roman. Mais c’est aussi une chronique et un reportage. »
Courtemanche a découvert le Rwanda en 1988, envoyé par une ONG canadienne pour réaliser un film sur l’impact des campagnes de lutte contre le sida. Il y est retourné régulièrement jusqu’en 1992, date des premiers massacres dans la région du Bugesera, dans le sud du pays. Il est tombé amoureux du pays et des gens.
Pendant le génocide de 1994, il était à Paris. Il a retrouvé le Rwanda un an plus tard, quand furent découvertes les premières fosses communes. Beaucoup de ses amis étaient décédés : « L’idée de ce livre est partie d’une simple question : comment sont-ils morts et ont-ils souffert ? Comme je n’ai pas pu y répondre, je leur ai inventé une mort. » Aussi dresse-t-il le portrait d’une communauté humaine à la dérive – de 1992 jusqu’au génocide. Il décrit l’épidémie de sida qui gangrène toute une partie de la population – « Que ce soit la machette ou la queue infectée qui fasse le travail, quelle différence ? » – et la passivité des puissances occidentales face aux échos des premiers massacres. Le propos est engagé, le ton résolument polémique. Pourtant, si la fable travestit la réalité, elle ne parvient pas à la transcender. Les personnages, par trop symboliques, sont comme engloutis et dépassés par le sujet qu’ils portent. Très vite, l’histoire des amours passionnées entre Valcourt, journaliste occidental, et Gentille, « une Hutue dans un corps de Tutsie », tourne au roman à thèse. Et le projet littéraire sombre dans la démonstration trop appuyée.
Courtemanche avoue d’ailleurs que l’idée du roman est venue par défaut, pour répondre à son éditeur qui avait refusé le projet d’un essai. Mais les résultats sont là : après avoir été un succès de librairie au Québec, le livre sort simultanément en France et en Grande-Bretagne, et sera distribué dans une quarantaine de pays avant Noël. Une réussite qui peut être rapprochée de la campagne médiatique qui avait accompagné la sortie du premier livre d’Hatzfeld, qui s’est ensuite suffisamment bien vendu pour être réédité en format de poche. Preuve que le sujet trouble et attire, au même titre que la Shoah. Quels mots trouver pour dire l’innommable, le mal absolu ? Les termes du débat, littéraire et moral, ont déjà été posés depuis 1945. Après avoir dépassé la tentation du silence, reste à trouver la forme de l’écrit. Quel que soit son degré d’authenticité, la fiction est toujours menacée par le risque, pour le romancier, d’imposer sa grille de lecture et de jouer du pathos afin que l’opinion se place dans le bon camp. Tant que l’auteur n’aura été que témoin indirect de la tragédie, la distance perdurera, tout comme le mystère de sa genèse. Il manque encore au Rwanda un Robert Antelme ou un Primo Levi.
1. Une saison de machettes, Jean Hatzfeld, Seuil, 218 pp., 19 euros. 2. Dans le nu de la vie, récits des marais rwandais, Jean Hatzfeld, Seuil, 234 pp., 6,5 euros. 3. Un dimanche à la piscine de Kigali, Gil Courtemanche, Denoël, 300 pp., 18 euros.
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