Le jour où Eugène Ébodé a rencontré Yambo Ouologuem

Le succès du roman de Mohamed Mbougar Sarr, « La plus secrète mémoire des hommes », a remis au goût du jour « Le Devoir de violence », texte controversé de Yambo Ouologuem. L’écrivain camerounais Eugène Ébodé est l’un des rares à avoir été reçu par celui qui s’était isolé à Sévaré au début des années 1970. Il raconte.

L’écrivain camerounais Eugène Ébodé, le 9 janvier 2019. © Francesca Mantovani/Gallimard

L’écrivain camerounais Eugène Ébodé, le 9 janvier 2019. © Francesca Mantovani/Gallimard

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 21 novembre 2021 Lecture : 8 minutes.

Le vaste succès actuel de La plus secrète mémoire des hommes, roman du jeune Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, a suscité un regain d’intérêt inattendu pour un autre écrivain, disparu le 14 octobre 2017 : le Malien Yambo Ouologuem.

Les connaisseurs de l’histoire littéraire se souviennent : prix Renaudot en 1968 pour Le Devoir de violence, Ouologuem fut cloué au pilori quelques années plus tard, après que de nombreux emprunts à d’autres auteurs furent relevés dans son texte. André Schwarz-Bart (Le Dernier des Justes), Graham Greene (It’s a Battlefield), mais aussi Guy de Maupassant et quelques autres comptent au nombre des auteurs « plagiés » par le jeune homme à la culture titanesque.

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Blessés de n’avoir rien décelé – l’habile supercherie avait été découverte dans le monde universitaire anglo-saxon –, la presse et le monde littéraire francophone lynchèrent sans pitié celui qu’ils avaient couronné d’un des prix les plus prestigieux, sans jamais se donner la peine d’écouter vraiment ce qu’il avait à dire ou d’essayer de comprendre ses explications, parfois alambiquées.

Pourtant plagié, André Schwarz-Bart empêcha la publication d’une enquête visant Ouologuem.

Principal auteur plagié, André Schwarz-Bart se montra pourtant plus que conciliant, intervenant auprès du rédacteur en chef de La gazette littéraire, en Suisse, qui s’apprêtait à publier un texte à charge. « À la suite de la lettre que je lui avais adressée aux éditions du Seuil, M. André Schwarz-Bart m’a demandé de ne pas publier l’enquête que j’avais entreprise au sujet des ressemblances entre Le Devoir de violence et Le Dernier des Justes, écrit le journaliste. J’estime trop cet auteur et ses livres pour ne pas tenir compte de ses désirs. Il craint en effet qu’un débat ne suscite des réactions anti-africaines et ne nuise à la carrière d’un écrivain qu’il estime beaucoup. Pour la première fois, m’écrit-il, on voit naître une littérature africaine francophone, débarrassée des complexes blancs, il ne faut rien faire pour la décourager. »

Aura magnétique

Las ! Ouologuem, plus que découragé, ne trouvera son salut que dans le retour au pays natal et, presque du jour au lendemain, disparaîtra du paysage médiatique et littéraire pour se réfugier chez lui, à Sévaré, au Mali, où il cessera d’écrire. Demeurera néanmoins autour de ses rares textes – Le Devoir de violence, Lettre à la France nègre, Les Mille et une bibles du sexe – une aura magnétique intense, suscitant l’admiration de ses pairs.

Jusqu’à sa mort en 2017 – après la réédition des Mille et une bibles du sexe chez Vents d’ailleurs, par Jean-Pierre Orban, Yambo Ouologuem refusera de rencontrer quiconque aurait été susceptible de lui rappeler son histoire dans le monde des lettres. Seul l’écrivain camerounais Eugène Ébodé y parviendra, en 2004. Avec sa verve habituelle, il nous raconte ce moment étrange et exceptionnel.

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« J’ai rencontré Yambo Ouologuem de manière assez curieuse, se souvient-il. Je pensais qu’il était mort, et, quand j’ai découvert que ce n’était pas le cas, que circulaient des rumeurs invraisemblables sur lui, je me suis dis  : “Ce n’est pas possible, je dois aller le voir et le réconforter.” J’avais lu Le Devoir de violence, et il m’arrivait de me demander ce qu’était devenu l’auteur de ce livre détonnant, sublimement polémique. “Les Saïfs, nous apprenait-il, ne doivent pas être naïfs et aveugles.” Les Saïfs, c’est nous ! J’avais donc un grand désir de converser avec lui. Je me suis alors rendu au Mali – la ville d’Achères [en région parisienne], dont j’étais alors le directeur de cabinet du maire, ayant des relations avec les élus de la commune de Bamako III.

Vieille dame très digne

Je me suis confié à M. Adama Sangaré, à l’époque maire adjoint. Il m’a assuré que Ouologuem, dont il était un lecteur assidu et qu’il admirait, était bel et bien vivant, à Sévaré, et qu’il allait m’aider à m’y rendre. Il a aussitôt mis à ma disposition un chauffeur et un soldat pour m’accompagner. Nous sommes partis de Bamako et sommes arrivés à Sévaré, une belle bourgade avant Mopti.

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Mon guide nous a dirigés vers une villa de belle allure. Nous avons sonné. Une élégante dame nous a accueillis et nous a dit : “Cette maison est bien celle que Yambo Ouologuem a fait construire quand il a eu le prix Renaudot, mais il n’y habite pas. Sa concession se trouve un peu plus loin.”

Un homme furieux, la barbe grise, les cheveux ébouriffés, le torse nu, se présenta devant nous. »

Mon guide a suivi les indications fournies par la locataire et nous sommes arrivés à la concession indiquée. Nous y avons été reçus par une vieille dame, très digne et fine : la mère de Ouologuem. Elle nous a annoncé qu’elle allait chercher son fils.

Et quelques minutes plus tard, c’est un homme furieux, la barbe grise, les cheveux ébouriffés, le torse nu, habillé d’un simple pantacourt, qui s’est présenté devant nous. Il s’est directement adressé au soldat qui m’accompagnait, en français : “Qu’est-ce que vous faites ici ? Qu’est-ce que vous me voulez ?” Le soldat lui a donné le salut militaire, puis s’est tourné vers moi : “Nous sommes là parce que ce monsieur veut vous voir. Il est écrivain et il est venu de l’étranger, dans le but de vous rencontrer.”

“De quel pays es-tu ?”, m’a alors demandé Ouologuem, les sourcils froncés. – Du Cameroun, j’ai répondu. “Ah ! C’est vous les traîtres !”, a-t-il lancé en souriant et en me tendant la main. Cette forme de plaisanterie provocante m’a convaincu que la glace était rompue. Yambo Ouologuem nous a entraînés, détendu, au centre de la cour et nous a invité à prendre place autour d’une table. Il a enchaîné : “J’ai connu Mongo Beti. Un grand monsieur et un formidable écrivain. Paix à son âme !”. Nous nous sommes alors assis, et sa maman a apporté des verres, de l’eau, des gâteaux et des jus de fruit.

Attendez-vous à une surprise !”, nous dit-il, avant de réapparaître avec un fusil. »

Ce fut un extraordinaire moment. Notre hôte semblait peut-être un peu irritable, mais en excellente santé physique. Il s’est attardé sur l’uniforme de mon guide, un sous-officier de l’armée de l’air. Intarissable, il nous a fait une description détaillée de l’évolution des tenues militaires depuis l’épopée militaire de Samory Touré, dans la seconde moitié du XIXe siècle. Il nous a parlé des stratégies militaires, de l’armement utilisé durant l’affrontement contre les troupes françaises que Touré éreinta avant son exil, il a parlé longuement de l’évolution des uniformes, et notamment des canadiennes et des sahariennes de ce temps-là.

À l’ombre d’un flamboyant

À un moment, qui me restera, il nous a dit de ne pas bouger : “Attendez-vous à une surprise !” Il nous a quittés avec vivacité, est parti dans la maison principale, nous laissant dans le jardin, à l’ombre d’un arbre, un flamboyant encore jeune, me semble-t-il. Il est revenu avec un fusil. Qu’allait-il en faire ? J’ai pensé alors à tous ceux qui le décrivaient comme fou. Je me résignais à une mort imminente. Il m’a demandé de venir vers lui. Ce que j’ai fait, sans barguigner. Mon guide n’était pas armé. Du moins, il ne bougeait pas. J’ai donc avancé vers Yambo Ouologuem et là, brusquement, il a ouvert la culasse du fusil, m’a montré comment on “chambrait la cartouche”, mais, surtout, il m’a fait voir une série de chiffres inscrits sur la culasse : le numéro militaire de son grand-père ! Ce fusil appartenait à son aïeul, un soldat de Samory Touré ! J’accédais ainsi au jardin secret de Yambo Ouologuem.

Un seul mot revenait à ses lèvres : la trahison française. »

Nous avons passé trois ou quatre heures d’un échange intense, souvent drôle et parfois tendu, à parler d’histoire, de politique et… de littérature. Il s’est montré prolixe au sujet de Mongo Beti, avec lequel il avait jadis entretenu un commerce intellectuel agréable. Il lui vouait un profond respect. Nous avons aussi parlé de son prix Renaudot. Le sujet le braquait toujours, m’a-t-il dit, écœuré. Un seul mot revenait à ses lèvres : la trahison française. Oui, il avait le très net sentiment d’avoir été trahi.

Yambo, c’est le rebelle et l’inclassable, une forme rare de personnage sacrificiel. Littérairement, il ressemblait à un menhir issu des imprenables falaises de Bandiagara. Poétiquement, c’était un roseau fragile, qui pliait sans rompre. Spirituellement, il m’a dit qu’il était désormais musulman. J’ai marqué ma surprise et je lui ai dit que c’était surprenant de la part d’un Dogon et d’un rebelle comme lui. Il a souri. Il m’a dit qu’il s’était tourné vers un islam rigoriste – et m’a lancé : “C’est pour les emmerder tous !” En tout cas, je ne l’ai pas vu se courber pour faire la prière. C’était, je crois, une manière de tourner le dos au monde, à la culture gréco-latine héritée du christianisme. Une manière de prendre ses distances, sa façon à lui d’être un homme libre et de dire, comme Césaire, « le Nègre vous emmerde ! ».

Puissance herculéenne

Enfin, au moment de prendre congé, il a insisté pour que nous restions passer la nuit chez lui. Malheureusement, nous ne le pouvions pas, car le sous-officier était attendu à Bamako. J’ai regretté de quitter cet homme doté d’une puissance herculéenne et qui restait intellectuellement agile et offensif. Mais il s’était volontairement retranché de la vie littéraire et sociale. Huit années plus tard, en 2012, j’ai été surpris de recevoir le Prix Yambo-Ouologuem au Mali pour Madame l’Afrique. »

Aujourd’hui, le bruit médiatique autour du Devoir de violence semble sur le point de permettre une nouvelle vie à ce texte important, réédité en 2003 (au Serpent à plumes), en 2009 (chez Apic) et en 2018 (au Seuil). La notion de plagiat semble avoir évolué aujourd’hui, en ce qui concerne ce texte, vers une notion plus complexe de collage littéraire.

Sur le plan légal, plus grand-chose ne s’oppose aux rééditions du livre. Les éditions du Seuil ont donné leur accord pour accueillir des offres de cession de droits en Afrique francophone, et, selon Raphaël Thierry, de l’Agence littéraire Astier-Pécher, des discussions sont en cours pour mettre en œuvre une coédition en Afrique francophone. Vendu à quelque 100 000 exemplaires, Le Devoir de violence a un temps constitué un enjeu de succession aujourd’hui réglé entre les ayants droits de l’auteur. Le temps d’une lecture dépassionnée, en Europe comme en Afrique, semble enfin venu.

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