Comme un malaise dans l’air

Alors que les politiques préparent l’élection présidentielle de 2004, rien, en cette rentrée, ne semble apaiser le mécontentement de la population.

Publié le 8 septembre 2003 Lecture : 7 minutes.

Un pays en chantier, une croissance économique de l’ordre de 6 % en 2002, un matelas de 30 milliards de dollars en réserves de change, un plan triennal d’investissements publics de plus de 7 milliards de dollars qui prend fin en décembre 2004, auxquels s’ajoutent les quelque 500 millions de dollars dotant l’ensemble des programmes spéciaux destinés à toutes les wilayas (préfectures)… L’opinion publique la plus exigeante serait pour le moins rassurée par une telle accumulation de bonnes nouvelles. Pas en Algérie, en proie à une sorte d’effervescence permanente, où l’on annonce une rentrée sociale des plus houleuse, où la rumeur a tendance à prendre le pas sur l’info, et les vrais-faux scandales sur les faits avérés. Pourquoi une telle agitation ? L’Algérie entre de plain-pied dans une année électorale, avec son lot d’incertitudes, de ragots alimentant un débat politique où les arguments avancés dépassent rarement le ras des pâquerettes. En ce mois de septembre, première rentrée politique depuis le terrible tremblement de terre du 21 mai (près de 3 000 morts et 5 milliards de dollars de dégâts) et dernière avant la présidentielle prévue pour le mois d’avril 2004, les états-majors sont très occupés à affûter leurs armes dans la perspective de la bataille électorale à venir.
Dans la rue, la grogne semble encore monter, malgré deux nouvelles apparemment apaisantes : d’une part les arouch, comités de villages et tribus de Kabylie représentant le mouvement de protestation qui secoue cette région depuis avril 2001, ont répondu favorablement à l’appel au dialogue lancé dès le mois de mai par le président Abdelaziz Bouteflika et son Premier ministre, Ahmed Ouyahia ; ensuite l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), la toute-puissante centrale syndicale, a consenti à lever son mot d’ordre de grève pour la rentrée dans le secteur de l’énergie, à la suite d’une concertation avec le gouvernement. Alors qu’est-ce qui préoccupe les Algériens ? À en croire ce qui se dit dans les salons cossus de la capitale et ce qui nous est donné à lire dans la presse locale, ils seraient obsédés par deux gros dossiers : les bisbilles au sein du Front de libération nationale (FLN), parti majoritaire au Parlement, et le harcèlement judiciaire dont se plaint une partie de la presse indépendante.
En réalité, le citoyen lambda est loin de tout ce qui secoue actuellement le microcosme médiatico- politique algérois. Ses soucis, plus terre à terre, concernent son quotidien. En ces mois caniculaires, par exemple, il n’a pas du tout apprécié les fréquents délestages de courant électrique qui ont transformé son frigo, voire son climatiseur, en simples objets de décoration. Il a donc râlé, crié sa colère contre le gouvernement d’un pays qui extrait de son sous-sol l’équivalent de trois millions de barils par jour en pétrole et équivalent gaz, ce même gouvernement qui se vantait il y a peu encore d’exporter prochainement de l’électricité vers l’Europe mais qui, aujourd’hui, se voit contraint de quémander au voisin tunisien un complément énergétique pour ne pas voir s’arrêter le complexe sidérurgique d’el-Hadjar, à l’extrême est du pays.
Les usagers n’ont pas été sensibles aux justifications des dirigeants de la Sonelgaz, le groupe public en situation de monopole sur la production et le transport d’électricité, qui leur expliquait le déficit d’énergie par l’arrêt de la production de plusieurs centrales pour cause de maintenance. Les Algériens se sont tout juste montrés plus réceptifs à ces explications à la mi-août, lorsque le nord-est des États-Unis et le sud-est du Canada ont été privés de courant électrique vingt-neuf heures durant. « Ainsi, cela n’arrive pas qu’à nous ? » a fini par se dire la population. Un symbole d’autant plus fort que ces deux pays, plongés momentanément dans le noir, ne cessent de faire rêver la jeunesse algérienne. Quelques jours plus tard, c’était au tour des transports en commun de Londres d’être paralysés pendant quelques heures à cause d’une rupture de l’alimentation électrique… Rien, pourtant, ne semble totalement trouver grâce aux yeux des Algériens. Le 1er août, Sonelgaz décidait de mettre en production la centrale d’el-Hama, à Alger (qui sert également de station de dessalement d’eau de mer), contribuant à réduire la fréquence des délestages dans la capitale. Mais les jours suivants, les habitants des quartiers populaires voisins de Ruisseau et de Belcourt n’ont pas manqué de se plaindre des nuisances sonores produites par ladite station…
Il ne faudrait pas en déduire pour autant que tous les motifs de colère du quidam relèvent du caprice. La montée de la délinquance juvénile et la hausse de la criminalité sont de bien réelles sources d’inquiétude. L’automobiliste en visite à Oran, deuxième ville du pays, n’a qu’une obsession : trouver un garage de nuit pour sa voiture. Si après 18 heures, les seuls véhicules encore dehors roulent à vive allure, c’est qu’il n’est pas question de faire le moindre arrêt, risque de vol à la roulotte, voire de vol tout court, oblige. Cette situation n’est d’ailleurs pas une exclusivité oranaise. Dans la quasi-totalité des agglomérations algériennes, on assiste à une multiplication des petits larcins et à une sensible augmentation du nombre d’agressions.
La circulation croissante des armes de poing n’est pas étrangère au phénomène, mais l’explication la plus plausible tient aux effets induits par le terrorisme sur le tissu urbain. Des milliers d’enfants, souvent des « orphelins des groupes armés », se sont retrouvés dans la nature, sans être réellement pris en charge. Retour à Oran. Abdelilah est lycéen. Il a 15 ans. Son angoisse quotidienne : sortir de chez lui le matin avec au moins un billet de 100 dinars (1 euro) en poche. Pourquoi ? « Le racket. J’ai intérêt à avoir quelque chose à donner pour être tranquille tout le reste de la journée, sinon, c’est el-khoudmi [« couteau à cran d’arrêt », NDLR] ou le passage à tabac. » Des bandes de gosses sèment la terreur en ville, occupent les abords des voies ferrées, rendent dangereux le simple fait de prendre un train. « Tout cela est la faute du président, qui gracie à tour de bras les criminels de tout acabit », affirme dans sa barbe grisonnante un vieil Oranais du quartier de Ras el-Aïn, le « Bronx » de la ville. La surpopulation dans les établissements pénitentiaires a pourtant amené les autorités à créer, au mois de mai, un ministère dédié à la Réforme du système carcéral. Mais le quidam n’en a cure, lui qui tremble pour ses enfants chaque fois qu’ils tardent à rentrer à la maison, lui qui a peur de se faire agresser en plein jour, qui hésite à utiliser son téléphone portable dans certains quartiers par crainte de susciter les convoitises.
Mais que fait donc la police ? Elle a d’autres chats à fouetter. Notamment la sécurité des lieux publics, toujours sous la menace d’un coup d’éclat des Groupes islamiques armés (GIA) de Rachid Abou Tourab ou du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) de Hassan Hattab. Certaines factions de ces deux mouvements ont par ailleurs sombré dans le banditisme en milieu rural. Ce sont les éleveurs, les baggara (traduisez par vachers), qui en souffrent le plus. Traditionnellement très méfiants à l’égard du système bancaire, manipulant quotidiennement de fortes sommes d’argent (plusieurs millions de dinars), les baggara préfèrent les sacs en plastique aux comptes en banque. Cela en fait des cibles privilégiées pour les islamistes, qui montent des faux barrages et les soulagent de leurs liasses de billets. La jonction entre l’islamisme armé et la grande criminalité est illustrée par l’affaire des otages occidentaux du Sahara, une opération revendiquée par le GSPC qui a connu son épilogue fin août à l’issue du paiement d’une rançon de 5 millions de dollars.
Est-ce à dire que l’islamisme a laissé place au banditisme ? Loin s’en faut. Une simple virée dans les quartiers populaires des grandes villes du pays suffit à infirmer cette hypothèse. Le « look » islamiste revient en force en Algérie. La pratique religieuse aussi. S’il n’y a plus de milice comme aux temps glorieux du Front islamique du salut (FIS, dissous en mars 1992), aucun commerçant n’ose ouvrir sa boutique le vendredi à l’heure de la prière. Les plages sont certes remplies de jeunes femmes en bikini, mais celles-ci sont contraintes de remettre une « tenue décente », voire un voile, une fois arrivées au quartier. « C’est le meilleur moyen d’avoir la paix et d’éviter les railleries », témoigne Abla, une jeune pharmacienne de Bir Khadem, le quartier d’Alger où a vu le jour un certain Djamel Zitouni, ancien chef du GIA. Autre retour en force : celui du djelbab, un tchador à l’iranienne qui recouvre le corps de la tête au pied. Celles qui le portent sont appelées « Kinder surprise », tant il ne laisse rien deviner des formes et du visage.
Jamais, sans doute, les propos du général Mohamed Lamari, chef d’état-major de l’armée, n’ont été aussi réalistes : « Si le terrorisme est vaincu, ce n’est pas le cas de l’intégrisme. » Ce regain de religiosité est incontestablement imputable au tremblement de terre du 21 mai. Depuis un quart de siècle, ces catastrophes naturelles ont constitué une occasion pour les fondamentalistes de généraliser leur discours. Celui d’octobre 1980 à el-Asnam (aujourd’hui rebaptisé Chlef) a donné naissance au maquis islamiste de Mustapha Bouyali ; celui d’octobre 1989 a fait le lit du FIS ; et celui du 21 mai 2003 a permis l’émergence d’un propos intégriste haineux à l’égard des femmes, rendues responsables, par leur « mauvais comportement », de la colère divine.
Que de telles idées se répandent dans les mosquées ne semble pas, pour l’heure, émouvoir une classe politique occupée par des querelles de chapelle et des batailles individuelles d’arrière-garde. Pendant que le courant nationaliste s’entre-déchire, que le FLN risque l’implosion, que le courant démocrate se cherche, les partis islamistes occupent le terrain et se préparent à la prochaine échéance électorale. Le tout alors que l’armée s’est engagée à ne plus s’immiscer dans les affaires politiques du pays. Comprendre par là qu’elle n’interviendrait pas en cas de victoire islamiste au mois d’avril 2004.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires