Ould Taya,la chute

Le président avait la phobie des putschs. Mais, isolé dans son palais, il n’a pas prévucelui du 3 août, fomenté par ses proches

Publié le 5 août 2005 Lecture : 7 minutes.

Le coup d’État qui a renversé Maaouiya Ould Taya, le 3 août à l’aube, était d’autant moins prévisible – et d’autant plus imparable – qu’il émane du coeur sécuritaire du régime, de la poignée d’officiers supérieurs à qui le chef de l’État avait pour habitude de confier les clés du système et de la présidence en son absence. Certes, la Mauritanie est habituée à ce mode brutal de transmission du pouvoir. Mais, à la différence des putschs qui ont emporté Mokhtar Ould Daddah en 1978, puis Khouna Ould Haïdallah six ans plus tard, et dont les acteurs nourrissaient à l’encontre du président en exercice des griefs connus de tous, celui-là a pris de court la totalité de la classe politique mauritanienne, les diplomates en poste à Nouakchott et les services de renseignements étrangers.
À l’évidence, et plus particulièrement depuis la tentative sanglante de coup d’État de juin 2003, Maaouiya Ould Taya n’était à l’abri ni d’un attentat ni d’une velléité d’assassinat, mais le schéma qui a prévalu le 3 août avait échappé à tout le monde, y compris à lui-même. Dans un pays où le secret et les jeux de dupes sont une seconde nature, ce scénario n’avait pas non plus été prévu par la poignée de conseillers israéliens qui, avant de s’effacer, avait contribué à restructurer la sécurité présidentielle.
Pourquoi des hommes triés sur le volet comme les colonels Ould Abdelaziz et Ould Boubacar, bientôt rejoints par la totalité des commandants de régions militaires, tous nommés ou confirmés pour leur loyalisme après le putsch manqué de 2003 à la tête d’unités soigneusement épurées, ont-ils basculé dans la dissidence ? Pourquoi un homme comme le colonel Ely Ould Mohamed Vall, compagnon de la première heure d’Ould Taya, aux côtés duquel il a servi, sans états d’âme apparents, deux décennies d’un règne souvent tendu, parfois brutal, a-t-il pris leur tête – et le pouvoir ? Les raisons de cette rupture remontent, pour l’essentiel, à juin 2003.
Depuis cette tentative, qui fut pour Ould Taya un véritable traumatisme, le chef de l’État s’était réfugié dans une sorte d’autisme politique. Face à la montée des périls – islamisme radical, rébellion des Cavaliers du changement, irrédentisme des grandes tribus de l’Est – et fort des perspectives pétrolières et gazières de la Mauritanie, ce colonel modernisateur, à qui le pays doit une bonne part de son (relatif) décollage économique, avait fini par ne plus écouter que lui-même et ses propres certitudes. Une césure que cet homme intelligent mais trop sûr de lui avait fini par reconnaître lors d’un récent discours prononcé dans la ville de Kiffa – mais sans doute était-il bien tard.
Du putsch manqué de juin 2003, Maaouiya Ould Taya n’avait retenu que les implications extérieures – une tentative de déstabilisation purement exogène à ses yeux – et non le contexte inquiétant dans lequel il s’était déroulé : déficit grave de renseignement préventif et absence de mobilisation populaire en faveur du régime. Ceux qui réalisent, deux ans plus tard, le coup d’État du 3 août lui avaient sauvé la mise à l’époque, ajoutant leur loyauté au courage personnel d’un homme qui n’en a jamais manqué. Espéraient-ils que, ayant senti passer de près le vent du boulet, le président allait désormais « gouverner autrement » ? C’est possible. Mais, de juin 2003, Maaouiya Ould Taya n’avait retenu pour l’essentiel que des leçons d’ordre sécuritaire. Exclusivement préoccupé par cet aspect des choses, solitaire en son palais de marbre gris construit par les Chinois, ami des États-Unis et d’Israël, cet homme pieux, mais aussi sec, cassant et secret, avait fini par vivre dans une tour d’ivoire. Lui-même plutôt sobre et peu porté sur l’argent – à la différence de nombre de ses pairs africains, il ne possède ni biens ni comptes en banque à l’étranger -, il a laissé certains de ses proches s’enrichir sans mesure, et sa tribu, les Smassides, devenir pour l’opinion un objet de perpétuelle récrimination.
Adepte du progrès au forceps et persuadé que le développement économique et humain – eau, électricité, alphabétisation… – primait la démocratie, quitte à tolérer au passage une dose « acceptable » de corruption et de népotisme, à condition que le produit en soit réinvesti dans le pays, Maaouiya Ould Taya n’a pas vu que le peuple ne le suivait plus.
Ses fidèles non plus, manifestement, et en premier lieu Ely Ould Mohamed Vall, le nouvel homme fort du Conseil militaire pour la justice et la démocratie (CMJD). Ce colonel longiligne de 53 ans, né à Nouakchott, est issu d’une tribu guerrière et résistante sous la colonisation, implantée dans l’Inchiri autour d’Akjoujt et dans une partie du Brakna : les Ouled Bousbaa.
Ancien de l’École des enfants de troupe de Fréjus, en France, où il demeura sept ans, cet homme réservé à l’épaisse moustache, grand fumeur de Gitane, a poursuivi ses études à l’Académie militaire de Meknès, au Maroc, d’où il est sorti major de sa promotion en 1976. Dès son retour à Nouakchott, il est nommé commandant de zone en pleine guerre contre le Polisario. Affecté à Bir Mogrein, puis à Ouadane et à Aïm Bin Tili, Ely Ould Mohamed Vall se bat, et se bat bien. Il participe de loin au coup d’État qui renverse Mokhtar Ould Daddah avant de prendre la tête des régions militaires de Rosso, puis de Nouakchott. C’est à ce dernier poste, éminemment stratégique, qu’il conçoit aux côtés de son ami Maaouiya Ould Taya la chute du président Haïdallah – lui-même tombeur d’Ould Daddah. Avec celui qu’il vient à son tour de renverser le 3 août, Ely Ould Mohamed Vall était le dernier officier en activité parmi ceux qui s’emparèrent du pouvoir ce 12 décembre 1984.
Membre éminent du Comité militaire de redressement national, le colonel Vall est nommé, en 1985, directeur de la DGSN (sûreté nationale), poste qu’il ne quittera plus. À ce titre, il a vécu toutes les crises : celle de 1989 avec le Sénégal, celle de 1991 lors de la guerre du Golfe, celle de 1992 lors des débuts heurtés de la démocratisation, les arrestations d’opposants, les exécutions aussi. Cette proximité avec Ould Taya et cette connaissance intime des rouages du pouvoir expliquent en partie le caractère pacifique du coup d’État du 3 août. Pas de couvre-feu, une poignée d’arrestations, quelques tirs, pas de chasse aux sorcières.
Présents à Nouakchott, les frères et enfants du chef de l’État déchu n’ont jusqu’ici pas été inquiétés, tout comme son épouse Aïcha, dont l’influence était pourtant critiquée. Cette dernière a simplement quitté le Palais avec ses bagages, pour une résidence privée. Manifestement préparé depuis quelque temps déjà par ceux-là mêmes qui avaient pour mission d’empêcher qu’un tel événement se produise, le putsch du 3 août n’attendait qu’un voyage à l’étranger du président pour réussir. La mort du roi Fahd d’Arabie saoudite en a fourni l’opportunité.
Certainement mieux informé, de par ses fonctions, qu’Ould Taya sur l’état d’esprit des populations, le désormais président du CMJD et chef de l’État savait que le putsch allait être favorablement accueilli à l’intérieur et, somme toute, mollement condamné à l’extérieur. Reçus le 5 août au Palais, les ambassadeurs des États-Unis et d’Israël sont ainsi sortis rassurés. Ely Ould Mohamed Vall, qui a, par le passé, effectué plusieurs missions secrètes à Tel-Aviv et à Jérusalem sur ordre d’Ould Taya, n’a manifestement pas l’intention de remettre en question, tout au moins pour l’instant, l’une des décisions les moins admises, par l’opposition, de son prédécesseur : l’établissement de liens diplomatiques avec l’État hébreu. Idem pour l’« axe » Nouakchott-Rabat. Le roi Mohammed VI a dépêché auprès du nouveau président l’un de ses hommes de confiance, le patron de la DGSE (sécurité extérieure), Yassine Mansouri, porteur d’un message que l’on imagine bienveillant. Réalistes, les Marocains, à l’instar du Sénégalais Abdoulaye Wade, ont d’ailleurs fait savoir à Maaouiya Ould Taya, en son étape-refuge de Niamey, qu’ils ne souhaitaient pas pour l’instant le voir s’installer chez eux. Une attitude qui n’étonnera pas outre mesure l’intéressé, lui qui a toujours su que seuls les rapports de force guidaient les choix politiques.
Exit donc, ou plutôt exil prolongé pour l’homme d’Atar, dont on imagine qu’il doit vivre cette situation avec un mélange très maure de dignité, de rage contenue et de fatalisme. Vingt et un ans de pouvoir sans partage, avec ses ombres et ses lumières, avaient fini par dresser autour de lui, sans qu’il s’en rende compte, une muraille d’incompréhension. À 64 ans, Maaouiya Ould Taya avait même fini par revendiquer ce décalage, persuadé d’avoir raison seul et avant les autres, convaincu qu’un peuple, cela se guide, cela s’éduque et cela se dresse, quitte à ce que ses concitoyens, plus tard, lui rendent hommage, et à ce que l’Histoire, un jour, lui donne raison. Méditations d’un président solitaire auxquelles l’un de ses compagnons les plus fidèles est venu mettre un terme.
Que va faire Ely Ould Mohamed Vall des deux années qu’il s’est données pour remettre le pouvoir en adéquation avec le peuple ? On sait l’homme intelligent, simple, honnête, volontiers ironique, et son image de marque, à défaut d’être vierge, est plutôt bonne. Mais on ignore tout de ses capacités à gouverner ainsi que des lignes de clivage qui, demain, seront susceptibles d’apparaître au sein du Conseil militaire qu’il dirige. État de grâce, donc, en attendant le retour d’une démocratie que la Mauritanie a décidément bien du mal à acclimater.

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