Mégaprojet pour (ou contre ?) Rabat-Salé

L’aménagement du Bouregreg, un des plus ambitieux chantiers urbanistiques que l’Afrique ait jamais connu, devrait bouleverser le visage de la capitale. Mais certains s’inquiètent déjà des risques pour le patrimoine architectural.

Publié le 5 août 2005 Lecture : 10 minutes.

Les deux villes jumelles ont grandi porte-à-porte, dos-à-dos, forteresse contre murailles, depuis des temps immémoriaux : Rabat, l’antique escale des Phéniciens sur l’Atlantique, qui tire son nom du ribat (couvent fortifié, édifié pour lutter contre les tribus non converties, au début de la conquête arabe) transformé en casbah par le sultan Abd el-Moumen en 1150, devenue une véritable métropole où se rassemblaient les combattants de l’épopée almohade lors de la conquête de l’Andalousie ; et Salé, la citadelle du « djihad maritime », refuge des pirates et des corsaires qui s’y entendaient pour semer les navires espagnols lancés à leur poursuite en les égarant sur les hauts-fonds protégeant l’entrée de la passe, quand ils ne les envoyaient pas se fracasser sur les rochers tout proches. Entre les deux, le Bouregreg, un oued, un fleuve, un estuaire, une embouchure : une langue d’eau douce remontée par les marées et gorgée de limon que les barques traversent en quelques coups de rames, où les adolescents pataugent et où les pêcheurs aiment à jeter leur ligne.
Sur ses rives, l’histoire du royaume a semé ses plus beaux sites : les Oudayas, bastion vertigineux perché sur la falaise ocre, la gigantesque mosquée de la tour Hassan, restée inachevée avec les fûts de ses colonnes tronquées qui s’alignent sur l’esplanade, la nécropole du Chellah envahie de jardins luxuriants où nichent les cigognes à l’extérieur des remparts et, plus près de nous, le mausolée de Mohammed V, au côté duquel repose désormais son fils, le roi Hassan II. Bref, sur quelques kilomètres carrés, un trésor d’architecture et de mémoire qui avait décidé Lyautey à faire de Rabat, en 1912, la capitale administrative du protectorat avant qu’elle devienne celle du Maroc indépendant et la vitrine du royaume, aujourd’hui peuplée de près de 2 millions de personnes (750 000 pour la seule Rabat intra-muros).
Au mois de mai dernier, en ouvrant qui son journal du matin, qui son magazine hebdomadaire, les Marocains ont eu la surprise de constater que toute la presse était envahie par des placards de publicité représentant un port inconnu, peint dans ces teintes vert turquoise que les agences de communication affectionnent quand elles veulent faire barboter leurs clients dans une ambiance océane. Une fresque digne de l’oeuvre de graphistes du Golfe, formés en Amérique, à qui l’on aurait demandé de composer un « décor de style islamique » dans un site arasé au préalable par le passage d’on ne sait quel tsunami… Cette cité d’utopie que les tuiles vernissées des toits, les minarets épars et les colonnades « à la mauresque » semblent situer dans une sorte d’Orient virtuel et générique portait un nom : Amwaj (« les vagues de l’océan »). Et, au- dessus du tableau, une légende : « Une nouvelle cité au coeur de – sic ! – Bouregreg. Une tradition moderne. » On était donc bien censé se trouver à Rabat ! En marge de l’illustration, protégé du territoire du rêve (ou du cauchemar) par un sobre liseré figurant un zellige, l’annonceur avait imprimé son logo : « Dubai International Properties, a Member of Dubai Holding ».
Ce faire-part du mariage de la capitale marocaine avec un puissant groupe immobilier des Émirats, affiché par pages entières, signe le démarrage de l’un des plus ambitieux chantiers urbanistiques que l’Afrique, voire le monde, ait jamais connu. De quoi réjouir certains, désireux de rentabiliser un patrimoine en jachère. Et en inquiéter d’autres…
La sonnette d’alarme a été tirée pour la première fois il y a plus d’un demi-siècle et, depuis, la situation des quelque 5 000 hectares de la zone du Bouregreg, entre la côte et le lac du barrage de Sidi Mohammed Ben Abdellah, n’a cessé de se détériorer : des deux côtés de l’oued, un habitat anarchique a grignoté les berges comme une lèpre, y multipliant les constructions aléatoires en bordure de la médina et, plus loin, les carrières illicites, les saignées dangereuses et les décharges sauvages. Une véritable ville clandestine – Qariat Ouled Moussa de 50 000 habitants a poussé, sans aucune viabilité. Le fleuve lui-même, ensablé et toujours plus envasé malgré les quelques interventions dérisoires d’une drague japonaise louée par la France pour crachoter ses boues insalubres dans une grosse conduite, n’est plus en mesure d’évacuer les quantités croissantes d’eaux usées qui s’y déversent, ce qui met les quartiers riverains sous la menace des crues et des glissements de terrain. Dans cet environnement délétère, la faune et la flore qui faisaient le charme de l’estuaire ne sont plus qu’un souvenir.
Bref, il fallait assainir, sous peine de voir le coeur délaissé de la cité impériale se transformer en un bassin putride. Après l’échec de plusieurs tentatives et l’impuissance manifeste des collectivités locales et des pouvoirs publics à enrayer cette dégradation, le roi Mohammed VI s’est saisi du dossier avec la volonté de mettre en oeuvre « une vision cohérente et novatrice sur l’ensemble de l’agglomération de Rabat-Salé ». Plus question, donc, de s’en tenir à la lutte contre l’urbanisation galopante et à la seule réparation des outrages subis par le site. En plus des études techniques confiées à un bureau spécialisé, deux groupes pluridisciplinaires, composés d’architectes marocains et de prestataires de services étrangers, ont été missionnés pour concevoir un projet d’ensemble à partir de l’analyse de relevés détaillés. Miracle de « l’initiative royale » (et de la cassette du Palais, alimentée notamment par le Fonds Hassan II pour le développement économique et social) : en février 2005, après trois années de travail, ce fut désormais chose faite.
« Le projet d’aménagement et de mise en valeur des deux rives du Bouregreg » répond au cahier des charges voulu par le souverain, ainsi qu’aux choix qui sont les siens : il s’agit de « redonner son unité à la capitale du royaume, restituer aux citadins des deux rives un espace d’usage commun aménagé comme un lieu de convivialité et créer les richesses nécessaires au développement économique de l’agglomération », tout en tenant compte des lignes de force du patrimoine architectural et des contraintes de l’environnement naturel.
En un mot, un modèle d’urbanisme contemporain conçu pour valoriser les richesses du passé, distribuant dans ses différentes « séquences » les réalisations techniques les plus audacieuses – la dépollution du site, le recalibrage de l’oued, le creusement d’un tunnel qui enfouira la circulation automobile sous la grande place séparant la médina de Rabat de la casbah des Oudayas, ou la mise en place d’une ligne de tramways reliant la gare de Salé à celle de Rabat-Agdal, à plusieurs kilomètres de là, dans la ville moderne – et les restaurations nécessaires – celles des enceintes, des murailles, des portes, du « contexte végétal » et du front fluvial des médinas ou de l’ancien quartier juif, le mellah -, dans le strict respect des traits caractéristiques de l’architecture du patrimoine. Celle-ci, qualifiée de « modeste » par l’architecte Patrice de Mazières, dont le cabinet participe à l’aventure, est fragile, toute en nuances et en ruelles. Elle mérite d’autant plus d’être protégée qu’elle doit être flanquée de quelques innovations spectaculaires en forme de grands travaux, telle la construction d’un nouveau pont, le creusement d’un port atlantique et d’une marina fluviale, la réalisation de jardins suspendus et jusqu’à une île artificielle permettant d’accueillir une zone résidentielle, un parc culturel ainsi qu’un pôle de tourisme et de congrès…
Pour mener à bien une oeuvre urbanistique aussi pharaonique, il fallait fournir au projet des instruments juridiques et administratifs adaptés : la création d’une agence spécifique, dotée des prérogatives de la présence publique, a donc été approuvée le 22 décembre 2004 en Conseil des ministres pour édicter les études et la réglementation, passer des conventions avec les propriétaires fonciers de la zone – au premier rang desquels on trouve l’administration des Habous et des affaires islamiques -, exproprier les récalcitrants, créer la société d’exploitation et de promotion de cet énorme investissement. Bref, on a adopté le principe d’un « guichet unique » afin de préserver la cohérence des multiples opérations nécessaires pour réaliser une action d’ensemble. Cela tout en ménageant les prérogatives des communautés urbaines et en renforçant la Sabr (Société d’aménagement du Bouregreg), filiale de la Caisse de dépôt et de gestion, qui pilote actuellement le projet sous la direction de Lemghari Essakl, lui-même « cornaqué » par Abdelaziz Meziane Belfquih, le conseiller de Mohammed VI en charge des grandes orientations du royaume !
Un seul élément manquait encore pour que ce savant dispositif soit tout à fait opérationnel, et pas des moindres : l’argent. C’est là qu’intervient « Amwaj », le nouveau consortium composé de la Sabr, de la CDG et du holding de Dubaï, dont les vagues, parties de Dubaï, viennent aujourd’hui battre le bord de mer en ébranlant les fondations des murailles de la citadelle r’batie. Il est né au printemps dernier d’une visite croisée, « au plus haut niveau », du roi du Maroc aux Émirats arabes unis et du prince héritier de Dubaï au Maroc. Marché conclu : l’accord de coopération scellé par la création d’Amwaj aligne des chiffres impressionnants, pour des promesses de réalisation peu communes. Sur 100 hectares, en plein centre de la zone urbaine du Bouregreg, Dubaï International Properties – un holding de « développeurs » immobiliers – investira 2,5 milliards de dollars pour construire en deux ans une cité nouvelle en plein coeur de la capitale du Maroc.
On imagine bien que des hommes d’affaires aussi avisés que ces partenaires du Golfe – ils ont déjà parié sur la construction du port de Tanger-Med – ne signent pas un chèque d’un tel montant en guise de seul « témoignage de confiance dans l’économie marocaine », mais qu’ils en attendent, comme de coutume, un rapide retour sur investissements. D’où la multiplication des pôles de profit prévus dans la description de la vallée, telle qu’elle sera remodelée grâce aux fonds des Émirats : le futur port de plaisance pour les yachts, la cité sportive, la série d’hôtels et de stations balnéaires cinq étoiles, les milliers d’unités de logement dans des immeubles résidentiels de haut standing, les bureaux de luxe d’une technopole suréquipée et ultramoderne, les centaines de boutiques, magasins et autres centres commerciaux, sans parler du centre de conférences internationales « les pieds dans l’eau » à faire pâlir d’envie les habitués d’Abou Dhabi, d’autres installations dédiées aux loisirs, j’en passe… et ce n’est qu’un début !
Si les financiers restent discrets sur les profits qu’eux-mêmes escomptent tirer d’une telle opération, ils n’hésitent pas, en revanche, à faire fantasmer les populations sur la manne de près de cent mille emplois directs et indirects dont bénéficierait l’ensemble de l’agglomération du fait de cette recomposition spectaculaire de son territoire. Car il est bien clair, ainsi que l’a déclaré le patron de la Caisse de dépôt Mustapha Bakkouri, que la réalisation de la séquence du projet confiée à Dubaï Investment Corp. (les 100 hectares compris entre le pont Al-Fida et le pont Moulay-Hassan), « conditionne la réalisation des autres séquences », sur plus de 4 000 hectares cette fois.
D’où la crainte que « l’esprit des lieux » de Rabat-Salé ne se voie infliger des blessures fatales en se trouvant ainsi confronté à une pratique immobilière qui est, de notoriété publique, davantage tournée vers l’exploitation maximale des ressources que vers la sauvegarde des sites. La réputation de Dubai International Properties lui vient de sa technicité dans la construction et la promotion de business centers, non de ses performances dans le domaine de la réhabilitation des espaces verts ou des logements sociaux. Avant qu’un démenti ne soit clairement formulé par la Sabr – qui avoue « ne pas avoir été tenue informée du lancement de cette campagne publicitaire » -, on avait même redouté un moment que le paysage étalé par Amwaj dans les journaux et sur les murs du Maroc ne reproduise fidèlement les premiers résultats du travail des bureaux d’études du Golfe mandatés sur le projet, qui seraient venus annuler d’un coup de pinceau brutal les propositions soumises au roi par les cabinets d’urbanisme marocains. Mais il s’agit bien d’images « non contractuelles » sur lesquelles on n’aura donc pas à épiloguer, et non de l’exacte préfiguration du futur destin de la zone urbaine.
Il n’en reste pas moins que la réalisation d’une ambition aussi démesurée lance un véritable défi au Maroc. Selon les propos de M. Essakl, « cette inquiétude est d’abord la nôtre », et « si la Sabr a fait le choix de rester de la partie en s’associant avec les bailleurs de fonds, c’est bien pour faire prévaloir son point de vue ». Pas question, donc, de baisser les bras en laissant les « bienfaiteurs » émiratis agir à leur guise : « Nous serons vigilants dans l’examen du masterplan qui doit nous être soumis au cours des prochains mois et qui devra se conformer à notre réglementation en matière de densités, de limitation de hauteur, de COS (coefficient d’occupation des sols). Par la suite, nous conserverons le contrôle des opérations en accordant ou en refusant les permis de construire, au coup par coup. » Mais Essakl est confiant : « Jusqu’ici, rien ne nous laisse supposer qu’il existe la moindre contradiction initiale entre Dubaï et nous. »
Pour tous les amoureux du Bouregreg, de Rabat et du Maroc, puisse-t-il avoir dit vrai !

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